La littérature sous caféine


Le temps qui se fracasse (Albert Camus, Le Premier Homme)



En préparant mes cours pour mes classes de seconde et de première, je redécouvre une partie de l’œuvre d’Albert Camus. Je lis devant les élèves la magnifique nouvelle L’Hôte, extraite du recueil L’Exil et le Royaume : une histoire à l’atmosphère sèche et rude, dans l’Algérie des années 50, magnifiquement écrite et tragique à souhait (le protagoniste, instituteur dans une région désertique, cherche à se comporter de la manière la plus noble possible, mais il subit malgré tout les inévitables contrecoups de la guerre qui s’annonce). Chaque fois que je lis la chute, surtout à voix haute, j’ai la gorge qui se serre.

J’en profite aussi pour découvrir un livre que je n’avais jamais lu : Le Premier homme, ce recueil de fragments, pour la plupart autobiographiques, retrouvés dans une sacoche après la mort de notre grand homme en 1960 dans un accident de voiture (trois ans après son Prix Nobel de Littérature).

Et je tombe sur des pages toutes plus somptueuses les unes que les autres, fourmillantes de détails et singulièrement émouvantes : comment ne pas être saisi, par exemple, par le récit des dernières années de la mère de Camus dans une Algérie de plus en plus violente, une femme des plus modestes qui ne savait pas lire et qui n’avait jamais vu la France, une femme dont toute l’existence n’a semblé connaître que la misère, et la douleur :

« Elle le regardait d’un curieux air indécis, comme si elle était partagée entre la foi qu’elle avait dans l’intelligence de son fils et sa certitude que la vie tout entière était faite d’un malheur contre lequel on ne pouvait rien et qu’on pouvait seulement endurer. « Tu comprends, dit-elle, je suis vieille. Je ne peux plus courir. » Le sang revenait maintenant à ses joues. Au loin, on entendait des timbres d’ambulances, pressants, rapides. Mais elle ne les entendait pas. Elle respira profondément, se calma un peu plus et sourit à son fils de son beau sourire vaillant. Elle avait grandi, comme toute sa race, dans le danger, et le danger pouvait lui serrer le cœur, elle l’endurait comme le reste. C’était lu qui ne pouvait endurer ce visage pincé d’agonisante qu’elle avait eu soudain. « Viens avec moi en France », lui dit-il, mais elle secouait la tête avec une tristesse résolue : « Oh ! non, il fait froid là-bas. Maintenant je suis trop vieille. Je veux rester chez nous. » (p89)

Ou l’histoire de ce narrateur venu voir à 43 ans la tombe de son père, mort en 1914 lors de la bataille de la Marne, à l’âge de 29 ans (autant de détails directement inspirés de la vie de Camus), et s’étonnant de considérer maintenant son propre père comme un enfant :

« Et le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vint lui emplir le cœur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme fait ressent devant l’enfant injustement assassiné – quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu’il ne voyait plus, et les années cessaient de s’ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. » (p35)

J’ai quelques années devant moi avant d’éprouver sans doute le même sentiment : mon propre père est mort à l’âge de 47 ans, ça me laisse donc une quinzaine d’années avant que le temps ne se « fracasse autour de moi immobile »…

COMMENTAIRES

1. Le mercredi 12 septembre 2007 à 13:53, par Marco

Merci pour ces très beaux passages en effet, que je ne connaissais pas. Bon, ça m'a un peu cassé le moral pour la journée du coup, mais qu'est-ce que c'est beau, Camus (dommage qu'en général on s'en tienne au "philosophe pour classes de Terminale", l'absurde etc.), il était capable d'une poésie magnifique et sensible.

2. Le mercredi 12 septembre 2007 à 14:23, par Hoplite

Ben... voilà : un blog qui parle si bien de Camus et de "L'exil et le Royaume" ne peut être qu'une référence ! ;-)

Camus, Camus, Camus... honnêtement, c'est l'écrivain majeur du XXème siècle français.
Il a compris avant tout le monde que les enjeux de la France se jouaient autour du colonianisme et de l'image de "l'Autre". Sujets si actuels...

Là où la mode était à l'existentialisme ou au marxisme, lui parlait des "autres", de la Métropole et des Colonies.
Et ce n'est pas un hasard historique si "L'étranger" est encore le roman le plus lu en France.

Il y a quelque chose de nous en Camus : dans cette langue lumineuse et belle, dans l'absurde et dans l'hédonisme sobre.

Très cordialement ! ;-)

3. Le mercredi 12 septembre 2007 à 16:02, par Anne-Sophie

Ca y est ! Tu t'es décidé à étudier Camus avec tes élèves. très bon choix. J'aime beaucoup aussi ces textes.

4. Le mercredi 12 septembre 2007 à 22:37, par mister pat

Parfaitement d'accord avec toi, Hoplite ! D'ailleurs en lisant ton commentaire je me disais que c'en devenait presque émouvant, cet humanisme de Camus : c'est l'un des tres rares, d'apres ce que je peux savoir, à ne s'etre pas compromis dans aucun soutien d'aucune sorte à qq régime sordide que ce soit...
Ca pourrait paraitre banal, et pourtant il est une exception ! C'est un véritable équilibriste en la matière, il y a une vraie noblesse chez cet homme... C'est quelqu'un qui peut assumer toute son oeuvre, aucune de ses pages ne m'a jamais paru honteuse... Quel bol d'air frais ! 50 ans après sa mort, il n'a pas pris une ride !

5. Le jeudi 13 septembre 2007 à 21:50, par aimée

pourquoi est ce que vous serez immobile ?
mais nan ! ( je ne suis pas d'accord )
pourquoi qu'une quinzaine d'année ?
c'est trois fois rien !
moi je dis, même à 60 ans on est encore jeune !

-_-

6. Le jeudi 20 septembre 2007 à 15:37, par Olympe

Quel plaisir de découvrir Camus au hasard d'une ballade dans la blog-planète !
Moi, j'ai relu Noces l'année dernière, alors que nous allions visiter Tipaza... Je l'ai lu à vois haute, dans la voiture bondée de mes multiples cousins et cousines (enfants et ados)... Je pense que je les ai un peu saoûlés au début, et puis, ensuite, ils se sont ralliés à la cause de la beauté en littérature... Vive Camus et sa sensibilité à fleur de peau, à fleur de pierres !

7. Le lundi 21 janvier 2008 à 11:49, par Flux rss

"trois ans apres son prix nobel de litterature" ... poinrt de detail tres important ;) merci pour ce billet ! cotinue !

8. Le lundi 20 octobre 2008 à 09:00, par Patrick

A la fin du 1er paragraphe de votre "temps qui se fracasse", je me demande si la gorge ne se "serre" pas plutôt qu'elle elle ne "sert" - rouge, à dire le monde et à le changer.
Amitiés camusiennes.

9. Le lundi 20 octobre 2008 à 09:46, par pat

oups... Bien vu, je corrige ça !

10. Le lundi 20 octobre 2008 à 15:37, par Rosalie B

Camus était dans mes pensées hier justement. Lors de la manif pour la défense de l'école publique, je discutais avec un ami beaucoup plus optimiste que moi sur le réel impact social que peut avoir, depuis l'ère Sarkozy, une attitude de contestation. J'ai repensé à Camus "l'homme révolté" et à l'engagement de son discours lors de la remise du Nobel. J'ai pensé aux personnes qui se sont battus depuis plus d'un siècle pour que chacun ait gratuitement le droit d'apprendre, de penser, de critiquer..et de combattre le cas échéant !

11. Le lundi 20 octobre 2008 à 16:18, par vince

tu es prof où, rosalie ?

12. Le lundi 20 octobre 2008 à 19:28, par Rosalie B

Dans le 93!

13. Le lundi 20 octobre 2008 à 20:04, par vince

tu connais pat ?

14. Le lundi 20 octobre 2008 à 21:17, par Rosalie B

non pourquoi, je devrais?

15. Le lundi 20 octobre 2008 à 21:39, par vince

je me demandais, juste...

16. Le mardi 21 octobre 2008 à 11:15, par Rosalie B

Tu te demandais quoi...(au) juste ?

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