La littérature sous caféine


mardi 27 septembre 2016

Imaginer la mer et les pirates dans "L'île au trésor"

Enfant, j’avais été très impressionné par l’attaque du fortin dans L’île au trésor (Stevenson). Sur l’écran de mon imaginaire je me représentais les pirates grimper sur une sorte de côte, de gauche à droite ; la peur que cette attaque avait suscitée restait mon unique souvenir. En relisant l’œuvre aujourd’hui je me laisse tout autant impressionner par la scène mais, curieusement, je vois les pirates arriver par la droite et sur un terrain plutôt plat.

Par ailleurs, je suis attentif à des détails qui devaient m’assommer, enfant – notamment ces termes techniques ponctuant la description de combats maritimes et qui participent activement du sentiment de merveilleux. Car Stevenson arrive à rendre sensible une sorte de suspense naval qui pourrait être obscur aux lecteurs mais qui, parce qu’il a le sens de l’image et qu’il rend familier les univers exotiques, provoque la fascination. Au fond, le vrai trésor de l’île ce sont les océans qui les entourent et le talent de l’auteur pour nous les rendre sensibles.

lundi 19 septembre 2016

Bardamu dans un clip d'Eminem ("Polichinelle" de Pierric Bailly)

Il y a deux manières de s’inscrire dans la veine de Céline. Imiter son style, ce qui suppose reprendre les mêmes structures grammaticales et quelque chose de son vocabulaire, maintenant assez daté. Ou bien adapter sa démarche au goût du jour en puisant dans les nouvelles sources d’inspiration du langage populaire – et cela suppose lorgner vers le rap, les séries télévisées, l’actualité des tensions sociales. Pierric Bailly a très bien réussi cette sorte de conversion dans Polichinelle (Folio, 2010) – mais peut-être ne se reconnaît-il pas du tout en Céline ? Ces histoires de petites frappes dans l’Est de la France, s’ennuyant ferme à la campagne mais biberonnant à Dragon Ball et Booba, font mouche. Ces petits Blancs, ce sont des Bardamu faisant irruption dans un clip d’Eminem.

« Le soir, dans la cuisine, je tire deux verres, une bouteille de Coca, Diane me dit t’as vu à la cave papa nous a laissé des piments, bah j’en ai ouvert un, j’y ai introduit le bout de la langue et là je me suis dit d’accord.

On finit nos verres et je me demande ce que ça veut dire, d’accord. Si d’accord, putain comment ils sont forts ces piments, ou si d’accord, moi j’appelle pas ça des piments, t’appelles ça des piments, toi ? » (Folio, page 100)

mardi 13 septembre 2016

Ces Lumières qui ne s'aimaient pas

A relire certains des grands classiques du 18ème, je suis frappé par ce qui me paraît être, contrairement au cliché d’un siècle tout entier voué à la raison, cette raison tenue plus tard pour dominatrice et asséchante, une véritable obsession pour le paradis perdu d’une Nature sensuelle et libre – par exemple chez Diderot, chez Rousseau.

Ainsi les philosophes des Lumières, loin de louer unanimement la technique et la réflexion, se lançaient-ils a contrario dans une critique perpétuelle de ces dernières, leur reprochant leur arrogance, leur ridicule, leur nocivité. Ce fameux siècle des Lumières ne proposait-il pas, et cela dès le début, la remise en question de son principe même ?

Si bien que le regard négatif que l’on porte souvent sur lui me paraît désamorcé par cette charge critique. Diderot, notamment, avec ses violentes diatribes contre les mœurs occidentales et son fantasme de Tahitiennes aux mœurs, disons, spontanées, ne dépareillerait pas dans un cénacle d’altermondialistes…

lundi 5 septembre 2016

Michel Butor à Tokyo (2)

En même temps que je recevais Michel Butor avec le succès que l’on sait, quelques membres de ma famille me rendaient visite eux aussi à Tokyo. Je les avais prévenus que je n’avais pas beaucoup de temps à leur consacrer puisque je courais d’une conférence à l’autre pour accompagner celui dont ils ne connaissaient que le nom. Je l'avais décrit l'illustre auteur comme portant salopette et barbe blanche.

Alors qu’ils déambulaient dans l’un des nombreux musées de Tokyo, les membres de ma famille ont eu l’heureuse surprise d’apercevoir précisément un homme à barbe blanche et salopette. De plus, il parlait français… Ma tante a profité de l’occasion pour s’adresser à lui dans les termes les plus chaleureux : « Michel Butor ! Quel plaisir de vous croiser là. Je suis l’une de vos grandes admiratrices… » Bien sûr, elle n’avait pas lu un seul de ses livres. Michel Butor ne s’est douté de rien, rosissant de plaisir. Comment aurait-il réagi s’il avait su qu’il devait cette délicieuse flatterie au jeune homme dont il s’était agacé la veille ?