(Vidéo: quelques extraits du film de Cédric Kahn, inspiré du roman de Moravia - on y trouve la fameuse phrase sur le "sexe plus expressif que le visage")

L’ennui, donc… Roman dévoré d’une traite alors que je l’avais déjà lu, quinze ans plus tôt, sans même m’en souvenir. Et véritable révélation, du même ordre que celle éprouvée à la lecture de certains livres de Schnitzler il y a deux ans. De Moravia, j’aime le style limpide, classique et dense, la précision de ses analyses psychologiques et leur force. J’aime aussi la modernité du propos, en dépit des apparences : car cet ennui qui saisit le narrateur, cet ennui qu’il définit lui-même comme « une sorte d’insuffisance, de disproportion ou d’absence de la réalité » (« Pour employer une métaphore, la réalité, quand je m’ennuie, m’a toujours produit l’effet déconcertant que donne au dormeur une couverture trop courte, une nuit d’hiver »), cet ennui ressemble étrangement à la nausée ressentie par Roquentin dans le roman éponyme de Sartre, cette angoisse devant l’épaisseur des choses et la liberté radicale qui est celle de la conscience de l’homme, cette angoisse qui me paraît être en définitive l’un des grands thèmes marquant l’ensemble du 20ème siècle (l’ennui de Moravia, c’est la nausée de Sartre mais c’est aussi, à peu de choses près, me semble-t-il, l’absurde de Camus ou même celui de Kafka…)

Le narrateur de L’Ennui, Dino, est un rentier qui veut se consacrer à la peinture mais qui a du mal à nouer un rapport simple avec le réel : celui-ci lui paraît souvent insaisissable et vide. Il engage une relation avec une jeune femme qui a précédemment rendu fou un autre peintre, mais cette relation torride (symbolisant en quelque sorte son rapport même au réel) n’apaisera pas ses angoisses, bien au contraire.

Le tour de force de Moravia est de broder sur cette trame, somme toute banale, un ensemble de brillantes considérations psychologiques et philosophiques – jamais obscures, toujours subtiles. Il règne sur le roman un climat de grand mystère, de grande inquiétude en dépit de la clarté de l’histoire, et Moravia fait aussi des merveilles quand il aborde la question de la sexualité, comme dans ce passage, assez drôle, où le narrateur dit de sa jeune maîtresse, Cécilia, qu’elle a le sexe plus expressif que le visage :

« Et j’en suis venu à la conclusion qu’elle n’avait qu’un seul mode d’expression, le mode sexuel, lequel était toutefois visiblement indéchiffrable, bien qu’original et puissant ; et si sa bouche ne disait rien, pas même les choses concernant le sexe, c’est que, chez elle, la bouche était, pour ainsi dire, un faux orifice, sans profondeur ni résonance, qui ne communiquait avec rien d’intérieur. Si bien que, souvent, en la regardant étendue et les jambes écartées, je ne pouvais m’empêcher de comparer la fente horizontale de sa bouche et celle, verticale, du sexe et de remarquer avec étonnement que la seconde était plus expressive que la première, de cette manière toute psychologique qui est propre à ces traits du visage révélateurs du caractère de la personne. » (page 204, GF-Flammarion)