Il y a souvent quelque chose de réconfortant dans la lecture de romans décrivant des époques révolues, et dans l’idée qu’ils nous suggèrent qu’au fond rien ne change vraiment – même si l’on peut raisonnablement estimer que, disons, le taux moyen de brutalité physique quotidienne, dans nos sociétés, est en lent mais perpétuel déclin depuis plusieurs décennies.

Cet effet d’« éternel retour » m’a récemment frappé dans trois romans.

Le premier m’a fourni le paragraphe concluant Autoportrait du professeur. Il s’agit du portrait d’une jeune enseignante dans la Californie du début du siècle, dépeint par Steinbeck dans A l’Ouest d’Eden – et j’ai été surpris par les analogies qu’on pourrait faire avec la situation française d’aujourd’hui :

« Elle avait dans son école des élèves plus vieux et plus grands qu’elle. Il fallait beaucoup de tact pour enseigner. Maintenir la discipline parmi les grands garçons sans se servir d’un pistolet ou d’une chambrière était une tâche difficile et dangereuse. Dans une école de montagne, une maîtresse d’école avait été enlevée par ses élèves.

Olive Hamilton enseignait à tous les âges. Très peu d’enfants dépassaient le stade primaire à cette époque et, comme les travaux des champs allaient de pair, il leur fallait parfois quatorze à quinze ans pour faire leurs classes. Olive devait aussi avoir des rudiments de médecine, car il y avait constamment des accidents. Elle devait savoir panser une plaie lorsque des coups de couteau étaient échangés dans la cour de récréation.
»

Le second m’a une nouvelle fois confirmé dans l’idée que les problèmes rencontrés aujourd’hui dans l’Education Nationale existent depuis longtemps – même s’ils reviennent sous des formes qu’on pensait révolues. Et il s’agit d’un beau livre, émouvant à souhait et ciselé à l’extrême, dans lequel je ne m’attendais pas du tout à trouver ce genre de passage : La Gloire de mon père, de Marcel Pagnol, dans lequel le narrateur évoque le métier de professeur à Marseille à l’aube du 20ème siècle :

« Un très vieil ami de mon père, sorti premier de l’Ecole Normale, avait dû à cet exploit de débuter dans un quartier de Marseille : quartier pouilleux, peuplé de misérables où nul n’osait se hasarder la nuit. Il y resta de ses débuts à sa retraite, quarante ans dans la même classe, quarante ans sur la même chaise : Et comme un soir mon père lui disait :
- Tu n’as donc jamais eu d’ambition ?
- Oh mais si ! dit-il, j’en ai eu ! Et je crois que j’ai bien réussi ! Pense qu’en vingt ans, mon prédécesseur a vu guillotiner six de ses élèves. Moi, en quarante ans, je n’en ai eu que deux, et un gracié de justesse.
»

Enfin, chez Steinbeck toujours, comment ne pas être frappé, dans la première partie des Raisins de la Colère, par la scène de l’expropriation de paysans californiens par des banquiers parfaitement cyniques, durant la crise de 1929 ? Difficile, vraiment, de ne pas établir de parallèle avec la crise actuelle – d’autant que la scène écrite par Steinbeck prend des allures allégoriques (ce qui n’est d’ailleurs pas la veine que je préfère chez lui) :

« - Qui te donne tes ordres ? J’irai le trouver. C’est lui qu’est à tuer.
- Pas du tout. Il reçoit ses ordres de la banque. C’est la banque qui lui dit : Foutez ces gens dehors, sans quoi c’est vous qui partez.
- Elle a bien un président cette banque, et un conseil d’administration. J’remplirai mon barillet et j’irai à la banque. Le conducteur répondait :
- Un type me disait que la banque reçoit ses consignes de l’Est. Les consignes étaient : « Faites produire la terre sans quoi nous vous faisons fermer. »
- Mais où ça s’arrête-t-il ? Qui pouvons-nous tuer ? J’ai pas envie de mourir de faim avant d’avoir tué celui qui m’affame.
- J’sais pas. Peut-être bien qu’il n’y a personne à tuer. Il ne s’agit peut-être pas d’hommes. Comme vous dites c’est peut-être la propriété qui en est cause. En tout cas je vous ai dit ce que je devais faire.
- Faut que je réfléchisse, disait le métayer. Faut qu’on réfléchisse tous. Y a sûrement moyen d’arrêter ça. C’est pas comme le tonnerre ou les tremblements de terre. Y a pas là quelque chose de mauvais qu’a été fait par les hommes et faudra bien que ça change, nom de Dieu !
»