La littérature sous caféine


mardi 8 mars 2011

Le sexe plus expressif que le visage (Moravia, L'ennui)



(Vidéo: quelques extraits du film de Cédric Kahn, inspiré du roman de Moravia - on y trouve la fameuse phrase sur le "sexe plus expressif que le visage")

L’ennui, donc… Roman dévoré d’une traite alors que je l’avais déjà lu, quinze ans plus tôt, sans même m’en souvenir. Et véritable révélation, du même ordre que celle éprouvée à la lecture de certains livres de Schnitzler il y a deux ans. De Moravia, j’aime le style limpide, classique et dense, la précision de ses analyses psychologiques et leur force. J’aime aussi la modernité du propos, en dépit des apparences : car cet ennui qui saisit le narrateur, cet ennui qu’il définit lui-même comme « une sorte d’insuffisance, de disproportion ou d’absence de la réalité » (« Pour employer une métaphore, la réalité, quand je m’ennuie, m’a toujours produit l’effet déconcertant que donne au dormeur une couverture trop courte, une nuit d’hiver »), cet ennui ressemble étrangement à la nausée ressentie par Roquentin dans le roman éponyme de Sartre, cette angoisse devant l’épaisseur des choses et la liberté radicale qui est celle de la conscience de l’homme, cette angoisse qui me paraît être en définitive l’un des grands thèmes marquant l’ensemble du 20ème siècle (l’ennui de Moravia, c’est la nausée de Sartre mais c’est aussi, à peu de choses près, me semble-t-il, l’absurde de Camus ou même celui de Kafka…)

Le narrateur de L’Ennui, Dino, est un rentier qui veut se consacrer à la peinture mais qui a du mal à nouer un rapport simple avec le réel : celui-ci lui paraît souvent insaisissable et vide. Il engage une relation avec une jeune femme qui a précédemment rendu fou un autre peintre, mais cette relation torride (symbolisant en quelque sorte son rapport même au réel) n’apaisera pas ses angoisses, bien au contraire.

Le tour de force de Moravia est de broder sur cette trame, somme toute banale, un ensemble de brillantes considérations psychologiques et philosophiques – jamais obscures, toujours subtiles. Il règne sur le roman un climat de grand mystère, de grande inquiétude en dépit de la clarté de l’histoire, et Moravia fait aussi des merveilles quand il aborde la question de la sexualité, comme dans ce passage, assez drôle, où le narrateur dit de sa jeune maîtresse, Cécilia, qu’elle a le sexe plus expressif que le visage :

« Et j’en suis venu à la conclusion qu’elle n’avait qu’un seul mode d’expression, le mode sexuel, lequel était toutefois visiblement indéchiffrable, bien qu’original et puissant ; et si sa bouche ne disait rien, pas même les choses concernant le sexe, c’est que, chez elle, la bouche était, pour ainsi dire, un faux orifice, sans profondeur ni résonance, qui ne communiquait avec rien d’intérieur. Si bien que, souvent, en la regardant étendue et les jambes écartées, je ne pouvais m’empêcher de comparer la fente horizontale de sa bouche et celle, verticale, du sexe et de remarquer avec étonnement que la seconde était plus expressive que la première, de cette manière toute psychologique qui est propre à ces traits du visage révélateurs du caractère de la personne. » (page 204, GF-Flammarion)

mercredi 2 mars 2011

Les livres dont on a tout oublié / les livres dans lesquels on se reconnaît



Cela fait plusieurs fois maintenant que je lis un livre avec la vague conscience d’y avoir précédemment jeté un œil, avant de me rendre compte l’avoir effectivement déjà lu. Ce n’est même pas que les souvenirs me reviennent : je constate simplement que le livre a été annoté par moi-même, une dizaine d’années plus tôt… Effrayant à quel point certaines lectures s’effacent de votre esprit ! S’agit-il d’un pur oubli ? Je pense que le manque de maturité, lors d’une première lecture, joue aussi… On oublierait plus facilement des textes qui ne nous ont pas marqués parce qu’on n’était pas prêt à les recevoir.

Le phénomène m’est récemment arrivé avec les Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, et survient aujourd’hui avec L’Ennui, d’Alberto Moravia. Phénomène d’autant plus marquant que ce livre est une véritable révélation pour moi (je vais y revenir), au point de me donner l’impression de m’identifier de manière très intime avec le narrateur (et l’auteur, dont je sens bien qu’il a des obsessions très proches de son personnage). Il y a quelque chose d’étourdissant de se dire qu’à talent égal on aurait peut-être écrit à peu près la même chose, dans des circonstances comparables.

J’avais eu la même sensation avec certains livres de Schnitzler, il y a deux ou trois ans. Petit à petit se dessine ainsi comme une constellation de doubles littéraires à travers l’espace et le temps…

Troublant aussi de se dire, à propos de L’Ennui, que c’est précisément un livre dont je me sens si proche aujourd'hui... Et c'est lui que j’oubliais ! Y a-t-il des choses que l’esprit fuit parce qu’il y sent une piste trop brûlante, trop éclairante pour lui-même ?

(Corollaire de cette fâcheuse tendance à l’oubli : je prends des notes, maintenant, à propos des livres que j’aime, pour revenir plus facilement à l’avenir aux pages qui me touchent).