La littérature sous caféine


mardi 19 décembre 2023

Grappes

Quelques coups de sécateur cette année en fin de vendanges. Récolte unique en termes de volume (et peut-être de qualité) grâce à un été chaud et pluvieux. Cependant des grappes pourrissent et il faut trier. C'est aussi ça, le champagne : mettre les mains non pas dans le cambouis mais dans les coulures, les rafles, les marcs, les raisins qui fermentent...

Animaux de cauchemar

Etienne Ruhaud se passionne pour le surréalisme, et son recueil « Animaux » (2020) me paraît surréaliste de bout en bout. Trente poèmes en prose décrivant avec la précision distanciée de Ponge des créatures imaginaires, souvent horrifiques, en tout cas étranges, affublées de noms dont on connaît le sens ou créés de toute pièce – Henri Michaux n’aurait pas renié ces hallucinations, ces mondes arbitraires. Saisir ses cauchemars avec rigueur, assumer ses fantasmes bizarres… André Breton, sort de ce corps !

« Les baignoires

Des bassins circulaires, au fond des abysses, et dont les bords sont constitués d’écailles mauves, grandes comme la main, dures comme le roc. Les baignoires sont emplies d’un liquide organique couleur rouille, pareil à de l’eau ferrugineuse. Attirés par l’odeur, poissons, coquillages et crustacés sont électrocutés, puis aspirés vers la bouche, trou noir et rond, au centre. L’estomac digère chair, arêtes, carapaces et coquilles. Les excréments sont ensuite rejetés au loin par le cloaque, et consommés par des crabes microscopiques. (…) »

lundi 11 décembre 2023

150 grammes d'amitié

Dans un petit livre de beau papier, sobrement intitulé « Sirletti », imprimé de huit reproductions de tableaux en couleurs, Fabrice Pataut rend hommage au peintre disparu Roland Sirletti, ou plutôt aux échos de son œuvre dans son propre imaginaire. J’aime ce genre de témoignage d’amitié dense, étiré dans le temps, cristallisé dans une sorte d’œuvre seconde et parallèle, d’autant que l’écriture en est mystérieuse et précise, proposant à la fois des éléments d’expérience personnelle et de réflexion sur le sens de l’art. Cent-cinquante grammes d’amitié sublimée !

mercredi 29 novembre 2023

Littérature et champagne 2

La grosse Margot

En lisant l'œuvre complète de François Villon, je comprends mieux le culte autour de son œuvre. Il faut vraiment quitter le terrain trop balisé de la Ballade des pendus, pourtant déjà virile, pour aller se perdre dans les allées mal famées de ses autres poèmes. « La ballade de Villon et de la grosse Margot », par exemple, paraît annoncer quelque chose de Rabelais, du romantisme gothique et même du punk qui sévira cinq siècles plus tard, même si l'on frémit à l'idée que les censeurs d'aujourd'hui puissent trouver matière à la faire interdire...

« (…) Puis, on fait la paix, et elle me lâche un gros pet Plus enflé qu’un bousier venimeux. Pour rire, elle m’assène son poing sur le crâne : « Allez ! », dit-elle en me donnant un coup sur la cuisse. Puis, ivres tous les deux, on dort comme une toupie. Au réveil, quand son ventre gargouille, Elle monte sur moi, pour protéger son fruit. Je gémis sous elle, en me faisant plus mince qu’une planche. Elle me tue à force de paillarder, Dans ce bordel où nous tenons boutique. » (traduit en français moderne)

lundi 20 novembre 2023

20 choses vues à Ibiza

Au club Ushuaïa, David Guetta est attendu comme le messie - je me demande s'il n'est pas le Français le plus connu au monde, même si peu doivent savoir qu'il est français / De véritables soirées privées s'organisent sur les terrasses, autour des piscines : des trentenaires bodybuildés, tatoués, torses nus, exhibant des bouteilles de Moët Luminous, invitent de jeunes femmes à les rejoindre ; ils ont pourtant déjà à leurs bras de belles femmes bronzées aux jambes interminables / La terrasse suivante, ce sont des artistes espagnols gays qui invitent des couples pour des photos de groupes ; l'un d'entre eux qui s'était tordu sur le sol en pauses lascives fait un malaise ; les vigiles l'évacuent en chaise roulante / En soirée, Espagnoles et Anglaises portent souvent d'invraisemblables robes filets sur des strings et des poitrines presque dénudées, et cela sans complexe / Les Français sont moins musclés et tatoués que la moyenne, les Françaises plus discrètes et moins vulgaires / Les jeunes Russes portent des barbes improbables et des polos cheap, mais ils sont grands et forts / Les seuls touristes à arborer des chapeaux de cow-boys sont des Allemands / On trouve en centre-ville des distributeur de sex toys et de cbd / A l’Ushuaïa le champagne est du Moët, au Pacha du Perrier-Jouët / Au Pacha, la tech house est démocratique ; la foule se presse, compacte, en piétinant sur place et en fixant le dj rayonnant des stroboscopes / Comme partout dans le monde, la proportion de Français augmente significativement dans les musées, les cathédrales, les vieilles villes... / Au milieu des chapelets et des images pieuses, on trouve des amulettes puniques / Quand je porte un chapelet en collier, le pauvre Christ se perd dans mes poils / L'accueil est généralement sympathique / Les cartes de tapas proposent des plats italiens et des clins d'œil à la cuisine française, notamment le camembert / Aux Deux Alpes il y avait beaucoup de gros chiens ; ici, beaucoup de petits / Les bougainvilliers, les acacias, les hibiscus ponctuent agréablement la ville / Le tourisme est international mais essentiellement occidental / Je ne sais quoi penser des combinaisons d'été pour hommes, cèderai-je à la mode l'année prochaine ? / La ville se partage en trois zones : la vieille ville, superbe ; les complexes touristiques, massifs et parfois réussis ; les quartiers modernes proprement espagnols, assez médiocres mais bien entretenus / Sur les plages on voit beaucoup de strings, de seins nus (cela se pratique-t-il encore en France ?), de corps tatoués et musclés / Chez les hommes, le mini slip est à la mode / A Turin je me croyais en Autriche, à Ibiza j’imagine à la fois en Grèce et à Miami / Sur le chemin du Pacha des Néerlandaises sniffent du poppers / Cela faisait longtemps que je n'avais pas pris une cuite en pleine soleil, à midi, sur un bateau plein de grosses Anglaises en bikini.

mardi 14 novembre 2023

Kerouac, aller simple pour le vide

Curieux livre de fin de carrière, « Satori à Paris » (1966), où Kerouac paraît lassé de tout, nonchalant à l’excès, ivre dans la vie comme à la plume. Plein de verve et d’amertume, il raconte sa virée bretonne sur les pas d’un ancêtre mythique. Il n’a l’air de s’intéresser qu’à moitié à son enquête, ne trouve pas grand-chose, annonce un satori (révélation zen) qui ne vient jamais, repart de France avec des mots d’insulte à la bouche. Livre raté ? Témoignage virevoltant d’une sorte d’échec existentiel assumé ? Le personnage m’est sympathique jusque dans sa déchéance. Sa quête n’a pas abouti mais au moins en a-t-il engagé une.

« Il ne comprenait pas cela, que je boive tout de suite, sans rien manger, parce qu’il partage le secret des charmants dineurs français, - ils se précipitent dès le début sur les hors-d’œuvre et le pain, puis se plongent dans les entrées (et presque toujours sans boire la moindre gorgée de vin) et puis ils ralentissent l’allure, ils commencent à flâner, d’abord le vin pour se rincer la bouche, et puis la conversation, et enfin la seconde partie du repas, le vin, le dessert, le café ; moi, j’en suis incapable. »

Le pendant de la guerre

Je relis « Mort à Crédit » (1936) avant de me lancer dans les trois volumes de Céline récemment édités et je dois dire que je préfère, contrairement à certains puristes, le « Voyage… » (1932) La matière de « Mort à crédit » m’a moins passionné. Ces histoires de jeunesse laborieuse, de séjour en Angleterre et de savant fou m’ont paru longuettes. Bien sûr, le style est ébouriffant (je ne vois pas de différence notable par rapport au « Voyage »), notamment dans quelques scènes de coït halluciné – le sexe est vraiment pour Céline le pendant de la guerre, son versant jouissif, sa récompense, une façon de rattraper dans l’extase le mal que le monde vous inflige. On dirait que Ferdinand s’accroche à cette chose pour bien y racler le moindre rogaton de plaisir, fût-il absurde, fût-il grimaçant.

« J’entends un petit pas léger… un glissement… c’est elle ! un souffle ! Je suis fait Bonnard !... Je pouvais plus calter !... Elle attend pas ! Elle me paume en trombe, d’un seul élan sur le page ! C’est bien ça !... Je prends tout le choc dans la membrure ! Je me trouve étreint dans l’élan !... congestionné, raplati sous les caresses… Je suis trituré, je n’existe plus… C’est elle, toute la masse qui me fond sur la pêche… ça glue… J’ai la bouille coincée, j’étrangle… Je proteste… j’implore… J’ai peur de gueuler trop fort… Le vieux peut entendre !... Je me révulte… Je veux me dégager par-dessous !... Je me recroqueville… j’arc-boute ! »