La littérature sous caféine


lundi 3 août 2020

"Faiblesse de la posture républicaine"

Tribune publiée par Le Monde le 1er août 2020, originellement intitulée "Faiblesse de la posture républicaine", rebaptisée "Nous sommes entrés dans l'âge du libéralisme identitaire".

"Deux camps s’affrontent aujourd’hui sur le thème des discriminations : certains dénoncent la persistance de dérives au sein du monde occidental, allant parfois jusqu’à pointer du doigt l’existence d’un système raciste ; d’autres, qui se réclament du républicanisme, persistent à considérer qu’il ne faut pas « racialiser les rapports sociaux » et qu’il existe des valeurs universelles.

Le problème est que ces républicains doivent se sentir bien seuls en ce moment. La lame de fond de l’affaire Floyd, réveillant un antiracisme légitime, n’est pas seule en cause : elle ne fait que mettre un point d’orgue à l’incroyable pression contre l’idée même de droits individuels. Ces derniers fondent la notion de mérite, mais on les accuse de masquer des phénomènes délétères plus profonds.

La première de ces pressions, celle qu’on dénonce le plus volontiers, est exercée par la culture (musique, cinéma…), dont le tropisme est flagrant : les plateformes sont américaines, la force des images est américaine. Or, cette culture est marquée par la question raciale. C’est de cette culture qu’émanent les slogans nous familiarisant avec l’idée que les logiques de groupes sont décisives. En somme, l’actualité force le peuple français à ouvrir les yeux sur les réalités raciales, lui dont le surmoi républicain exige pourtant qu’il reste colorblind.

La deuxième pression se fait plus discrète, mais pas moins efficace : elle vient du monde économique dont la grande éthique, outre l’écologie, se rapporte à la fameuse diversité, dont la logique vient concurrencer celle du mérite. Qu’on ne s’y trompe pas : les entreprises ne peuvent être foncièrement morales. Si elles singent les principes du moment, c’est avant tout parce qu’il leur est nécessaire de s’adapter au contexte. On sait que le libéralisme s’accommode très bien des valeurs multiculturelles et transnationales. La troisième, c’est le monde politique, tout d’abord en France, en partie désireux de s’inscrire dans la tendance de l’époque. Soulignons que la fracture ne partage pas la droite et la gauche, mais traverse chacun des partis, de même qu’elle recoupe souvent un fossé générationnel, comme en témoigne la récente anicroche entre Marion Maréchal et Marine Le Pen.

Ensuite, à l’échelle du continent. L’Union européenne se dit acquise à l’idée d’un espace axiologiquement neutre, ouvert à toutes les différences. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Jürgen Habermas, philosophe célébré comme penseur de la construction européenne. Dans « L’intégration républicaine » (1996), il appelle l’Europe à définir ce qui pourrait être une « nouvelle conscience politique », fondée sur le principe d’une « entente non impériale avec d’autres cultures. » Le vent du multiculturalisme ne souffle donc pas que d’un côté de l’Atlantique.

Assaillie, la posture républicaine souffre par ailleurs d’une faiblesse intrinsèque : elle se pare des vertus des droits de l’homme mais son histoire est marquée par des ambiguïtés qui minent son aura morale. Il suffit de se souvenir des empoignades rhétoriques à la fin du XIXe entre Jules Ferry désireux d’accomplir la « mission civilisatrice » de la France et Clémenceau se méfiant de l’idée qu’une civilisation puisse être « supérieure ».

Bien sûr, il faut refuser l’amalgame entre droits de l’homme et crimes commis en son nom. Mais Francis Fukuyama comme Christopher Lasch, deux universitaires précurseurs en matière de dénonciation des menaces pensant sur l’universalisme, se plaignaient déjà de ce qu’un nombre grandissant d’intellectuels versaient dans le relativisme au prétexte que les critères universels de jugement seraient occidentaux. Il faut craindre que la tendance ne se renforce.

D’autant que le camp adverse jouit d’un argument très fort, énoncé par Charles Taylor dans les années 90, constituant le fond théorique des conceptions multiculturelles : l’individu ne se construit pas seul, il peut pâtir de l’image de sa communauté. Par conséquent, un régime soucieux de l’épanouissement des individus se montrera vigilant à ce que certains groupes ne soient pas stigmatisés. Cette forme particulière de libéralisme consistera donc à garantir à chacun le droit d’entretenir une culture qui ne soit pas exactement celle de la nation.

Pour sortir de ce conflit, il faudra parvenir à trouver un compromis. Le camp antiraciste devra bien accepter l’idée qu’il agit au nom de valeurs universelles, certes nées en Occident mais que cette origine ne résume pas ; de même, le camp républicain devra reconnaître l’existence d’appartenances culturelles et même leur caractère vital pour la construction de l’individu.

A cet égard, il devient problématique de balayer d’un revers de main la question raciale. N’est-il pas manifeste qu’elle existe à côté de la question sociale, et qu’elles ne sont pas réductibles l’une à l’autre ? Le camp républicain, dont j’estime faire partie, sous-estime les raisons de s’inquiéter : il espère que quelques articles bien sentis pourront contenir la vague de revendications culturelles. Or, celle-ci déferle déjà sur le continent.

Précisons au passage que cette question des races ne concerne pas qu’une ou deux minorités. La grille d’analyse identitaire est beaucoup plus mobile et variée, et c’est cette myopie qui a, me semble-t-il, empêché beaucoup d’analystes de comprendre par exemple la profondeur de la Révolte des Gilets jaunes, comme j’ai tenté de la montrer dans « La révolte des Gaulois ». Chaque jour, la majorité blanche prend davantage conscience d’elle-même en dépit des paradoxes que cela peut susciter.

Ensuite, il faudra parvenir à nommer le régime que nous traversons, qui n’est plus vraiment la république au sens abstrait du terme ni l’âge identitaire, mais un équilibre entre les deux, équilibre que nous pourrions nommer libéralisme identitaire : un régime qui maintient les libertés individuelles, notamment celle qui consiste à refuser toute assignation, mais qui accorde la liberté symétrique de revendiquer une appartenance. Nous sommes en réalité déjà entrés dans cet âge, il ne nous reste plus qu’à l’assumer."

vendredi 31 juillet 2020

40 choses observées à Münich (4/4)

Dans les paysages bavarois, les villages ressemblent aux villages français du Grand Est avec leurs agrégats de toits ocre autour d’une église, même si les clochers diffèrent par le style et que les maisons sont plus grandes, plus orgueilleuses, sans le côté parfois misérable et perdu que l’on trouve en France / Les jardins ouvriers ressemblent à de petits parcs / Les toilettes sont toujours impeccables, que ce soit dans les gares, les parcs ou les bistros / Je me demande quelle est la part exacte des Allemands ayant lu les pavés du patrimoine littéraire (Mann, Döblin…) – sans doute extrêmement faible / Quand j’habitais au Japon, j’ai souvent entendu les Japonais dire qu’ils se sentaient proches des Allemands ; au spectacle du civisme, de la propreté et de la discrétion des Münichois, je m’en suis rappelé / Je me suis fait plusieurs fois rabrouer parce que je ne portais pas le masque sur le nez, la seule personne à me dire que je pouvais le retirer était un restaurateur italien, ne parlant pas anglais / De Paris à Münich en train, c’est curieusement sur les lignes intérieures allemandes qu’il y avait des retards et qu’il manquait des prises / J’avais une image des Allemandes comme irrémédiablement gâtées par un esprit pratique rétif à toute élégance ; or, j’ai davantage vu de robes, de jupes et de mini-short à la mode qu’à Paris, où l’on voit surtout des jeans – l’effet sans doute du calme, du niveau de vie et de l’absence probable de harcèlement / De retour à Paris ce qui frappe sont les détritus le long des voies, la densité urbaine et les aperçus de misère dès la sortie de la gare / Dans les boucheries de Münich on trouve davantage de saucisses que de viande proprement dite

jeudi 30 juillet 2020

40 choses observées à Münich (3/4)

Le plat français que j’ai le plus lu sur les menus est la bouillabaisse / Les façades larges et sobres, les toits en terrasse, les revêtements pastel, les clochers baroques, l’Allemagne méridionale a vraiment des airs d’Italie / Saucisses, bière et bretzel à tous les étages, comment les Allemands restent-ils si sveltes ? / Les purées sont présentées sous forme de boules gélatineuses / Je ne sais pas s’il s’agit d’une conséquence des reconstructions d’après-guerre ou d’une tendance culturelle, mais les villes allemandes que je connais sont toutes aérées, paisibles, étendues – les villes françaises, par comparaison, ont quelque chose de tortueux / A l’entrée de chaque bar, de chaque restaurant, on demande au client de remplir un questionnaire – nom, adresse / Les palais impressionnent moins par leur raffinement que par leur grandeur, de même que les fleurs y sont nombreuses mais d’espèces peu variées / Leurs jardins hésitent entre un style français mais trop peu méticuleux et un style anglais mais sans vraie liberté / En revanche, les parcs donnent toute la mesure de ce que peut être un bien-être (Gemütlichkeit) à la bavaroise / D’habitude j’adore les cafés des musées d’art moderne, mais cette fois-ci j’ai préféré les biergarten, où les Allemands boivent des litres de bière depuis l’aube jusqu’à la nuit tombée / Münich m’a réconcilié avec le crépi, souvent décrépit en Champagne mais pimpant dans cette ville riche et paisible

lundi 27 juillet 2020

40 choses observées à Münich (2/4)



En cinq jours, que ce soit dans les trains, les cafés ou le métro, j’ai vu cinq personnes lire un livre / Beaucoup d’Allemands d’origine turque arborent des chevelures volumineuses, gominées, très étudiées, avec une curieuse touche rock’n roll / Les gens sont plutôt fins mais certaines Allemandes deviennent avec l’âge de véritables matrones / La santé, la vie saine, l’équilibre physique semblent être des passions nationales / Un homme a joué « La vie en rose » au violon devant la vitrine d’un vendeur de bretzel et j’ai entendu « L’été indien » dans une trattoria tenue par des Italiens / Dans le Musée d’art moderne il y a plus de gardiens que de visiteurs, ils vous dévisagent tandis que vous dévisagez les œuvres / La musique est assez peu présente dans les bars et restaurants, même le soir – surtout quand on compare à l’Irlande – ce qui m’étonne quand je pense à l’art majeur qu’a longtemps représenté la musique dans la culture allemande / Les toilettes des bars sont souvent tenues, le soir, par des personnes – le plus souvent des hommes – qui semblent en charge de leur propreté et qui attendent une pièce ; je me demande quelle part de sadisme préside au maintien de ce job / Dès qu’on s’éloigne du centre-ville, le goût allemand pour le monumental reprend le dessus / Dans les vitrines des antiquaires la religion catholique est très présente – ainsi que les chopes de bière et les portraits de Napoléon.

jeudi 23 juillet 2020

40 choses observées à Münich (1/4)



Le mot qui définit le mieux l’Allemagne à mes yeux : cossu / Dès qu’on franchit la frontière, les maisons paraissent massives et propres / Sans être chics, les gens sont plutôt grands et beaux / Pas de tourniquets dans le métro, signe d’un niveau élevé de civisme, ce qui pince le cœur quand on pense à la France / L’accueil est sympathique et même assez chaleureux / Un tiers des restaurants et cafés est italien ou d’inspiration italienne / Dans les restaurants fins, en revanche, de nombreux plats sont français / Les Bavarois boivent beaucoup de bière mais apprécient aussi les vins blancs et le champagne, même s’ils confondent parfois celui-ci avec de simples mousseux / Dans le centre-ville pas de tags ni de papiers gras ni d’agressivité

mardi 7 juillet 2020

Champagne !

Il y aura du champagne à la Belle Hortense, le jeudi 9 juillet à 20h, pour fêter (à retardement) la sortie contrariée de "La révolte des Gaulois"

vendredi 3 juillet 2020

"Affaires Floyd et Traoré : La menace d'un contrecoup" (Marianne, 16/06/2020)

Tribune publiée sur le site de Marianne, le 16 juin 2020.

" Lorsque Donald Trump s’est fait élire, un présentateur afro-américain n’a pu retenir son émotion : il s’agissait d’un « whitelash », que l’on pourrait traduit par « contrecoup blanc ». En d’autres termes, il reprochait aux Blancs d’avoir majoritairement voté pour Trump afin de se venger d’Obama, et de la trop grande importance symbolique accordée aux minorités.

Quand les Gilets jaunes se sont soulevés en 2018, il m’a semblé que nous assistions à un équivalent français au phénomène du whitelash. Dans « La Révolte des Gaulois » (mars 2020), j’explique ainsi que la cécité de la plupart des sociologues et des hommes politiques à la question culturelle, sous des prétextes républicains nobles mais insuffisants, les avaient rendus souvent incapables de comprendre la profondeur de la révolte, qui ne consistait pas simplement en un ras-le-bol fiscal, mais en un soulèvement contre le mépris.

Emmanuel Macron lui-même y avait joué un rôle de premier ordre : il avait systématiquement opéré une distinction entre deux France, une France des banlieues parées de tous les atouts, et une France des « Gaulois réfractaires » dont il ne fallait pas attendre grand-chose. Il est d’ailleurs ironique qu’il se plaigne aujourd’hui de ce qu’on appelle la « racialisation des rapports sociaux »… S’est-il seulement rendu compte qu’il maniait des symboles de cet ordre-là, à peu près d’ailleurs comme l’ensemble de la classe politique ?

La répression contre les Gilets jaunes s’est ensuite révélée féroce. A cette occasion, on a cru découvrir un nouveau visage de la police : pour une fois, ce n’était pas contre les populations de banlieue qu’elle avait la main lourde, mais contre des populations moins métissées, pour ne pas dire à forte majorité blanche – tout le monde ou presque l’a reconnu. Un nouveau front paraissait s’ouvrir : le pouvoir central ne se considérait plus en lutte symbolique contre les « quartiers », mais également contre les « territoires » – que d’euphémismes ! A cet égard, banlieues et France périphériques, voire rurales, se découvraient un adversaire commun. Certes, elles restaient distinctes mais certains se sont pris à rêver d’une « convergence des luttes » contre un gouvernement considéré comme méprisant.

Curieusement, l’affaire Floyd suivie de la relance de l’affaire Traore ont remis au goût du jour l’idée d’une police essentiellement tournée contre la banlieue. La leçon des Gilets jaunes semble oubliée : la matraque de la police aurait une fâcheuse tendance à tomber sur le crâne de ceux qu’on appelle désormais les « racisés », c’est-à-dire ceux qui souffrent d’être perçus sous le prisme de la race. Le débat fait désormais rage : la police, et plus généralement l’ordre républicain, trahissent-ils des réflexes racistes ? Tout cela ne relève-t-il pas surtout de la question sociale, puisque les victimes de la police sont avant tout des pauvres ? N’y a-t-il pas danger à souffler sur les braises d’une improbable guerre des races ?

Quoi qu’il en soit, il est curieux de voir le gouvernement retomber dans la même partition symbolique qui a déjà causé tant de remous, quoi qu’il s’en défende. On ne l’a pas vu faiblir quand il s’est agi de réprimer les provinces débarquant à Paris, en revanche il se montre compréhensif – au moins dans les paroles – vis-à-vis de la douleur des victimes de la police en banlieue, suscitant d’ailleurs une colère singulière dans les rangs des gardiens de l’ordre. Voudrait-il relancer un nouveau whitelash qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Aux Etats-Unis, Trump est en train de rejouer la carte qui lui a déjà tellement servi, celle d’une majorité blanche qui souhaite qu’on l’entende… Le meilleur moyen de s’en sortir pour un parti libéral et démocrate comme se présente LREM n’est sûrement pas de faire appel aux mêmes réflexes que ceux de Trump ou de Biden, qui jouent de manière trop caricaturale un camp contre l’autre – Biden estimant qu’un Noir ne votant pas pour lui n’est pas vraiment noir. N’est-il pas temps de savoir s’adresser à chaque partie de la France sans paraître toujours préférer l’une ou l’autre ? N’est-il pas temps de proposer un projet commun ? N’est-il pas temps, par ailleurs, de faire toute sa place à la question raciale, puisqu’elle existe et qu’elle n’est pas réductible à la question sociale, mais de définir un juste milieu entre le rapport obsessionnel à la race et sa dénégation dans l’espace républicain ?

jeudi 2 juillet 2020

"Après le coronavirus, la convergence des luttes ?" (Marianne, 2/06/2020)

Tribune parue sur le site de Marianne, le 02/06/2020

"En 2005, les banlieues se soulevaient pour protester contre l’humiliation dont elles s’estimaient victimes. En 2018, ce sont les provinces modestes qui se sont révoltées, réclamant qu’on cesse enfin de les tenir pour insignifiantes. A chaque fois, les secousses politiques ont été fortes. Faut-il craindre que ces insurrections, pour l’instant distinctes dans le temps, ne se réveillent de concert à l’occasion de l’orage social qui s’annonce après la crise du Covid 19 ?

Dans « La Révolte des Gaulois », j’ai fait l’hypothèse d’une tripartition de l’espace culturel français (banlieues, provinces modestes, élites urbaines), hypothèse qui me paraissait pouvoir compléter les analyses sociales, économiques et politiques qui avaient cours. Sans cette grille culturelle, il me paraît difficile d’expliquer la radicalité de l’insurrection des Gilets jaunes. Selon moi, ces derniers n’ont pas simplement protesté contre la baisse de leur pouvoir d’achat, mais contre le mépris d’une certaine élite parisienne. De ce point de vue, ils se sont placés en concurrence implicite avec la banlieue, s’affichant non pas comme ses adversaires directs mais comme ses concurrents. A l’occasion de la crise du Covid, ce genre de tensions culturelles se manifeste à nouveau, sans qu’on ose toujours le souligner.

Tout d’abord, des voix s’élèvent en banlieue pour affirmer qu’il ne s’agit après tout que d’une « maladie de Blancs ». Cette racialisation somme toute agressive s’est curieusement vue relayer par certaines figures du journalisme français comme Eric Le Boucher, déplorant qu’on fasse autant souffrir l’économie pour « de vieux Blancs malades ». Pourtant, d’autres discours affirment au contraire que les minorités souffrent davantage : les morts seraient plus nombreux chez les Afro-Américains que chez les Blancs, de même que la banlieue pâtirait d’une couverture médicale moindre, signe d’un racisme structurel. Cette contradiction ne fait que rendre plus manifeste la défiance décidément durable des minorités, dans la plupart des pays occidentaux, envers l’Etat d’une part, envers la majorité perçue comme blanche de l’autre.

Ensuite, dans les campagnes, on jalouse parfois ces banlieues auxquelles la classe politique semble accorder des passe-droits, sous prétexte qu’elles seraient plus denses et déjà sur la défensive. Par ailleurs, on a pu percevoir comme une gêne le débarquement de ces parisiens qui faisaient fi des règles de prudence, eux pourtant si prompts en temps ordinaires à se moquer de ces territoires jugés passéistes.

Enfin, quand il s’agit du troisième pôle, celui des élites politiques, on retrouve une certaine tentation du mensonge et de l’infantilisation. On a décidément le sentiment que la démocratie française peine à atteindre le stade de maturité véritable qui consisterait à regarder les citoyens non pas comme une menace mais comme des individus rationnels, capables de juger de la compétence et de la moralité des classes dirigeantes.

Le problème est que les banlieues bouillonnent comme en 2005 – sentiment de stigmatisation, pauvreté qui s’approfondit. Et que les campagnes et petites villes couvent une fièvre comparable à celle de 2018 – difficultés qui s’annoncent très dures chez les artisans, commerçants, petits entrepreneurs ; colère contre l’incompétence de la classe dirigeante. Il est fort probable que les remous se conjuguent cette fois-ci pour diriger leur énergie contre l’ennemi commun, c’est-à-dire le pouvoir en place.

Le problème est qu’aucune force politique ne paraît à même de s’adresser conjointement à ces deux pans de la société. Soit on les regroupe sous des catégories sociales trop vagues, qui peinent à identifier ce qui fâche vraiment – la plupart des analystes écartent la question culturelle, tout au moins quand ça les arrange, comme Emmanuel Todd. Soit on les oppose sans parvenir à définir un discours réconciliateur : la gauche sociale ne sait faire des œillades qu’aux banlieues, la droite dure qu’aux « classes populaires traditionnelles », comme dirait Christophe Guilluy avec son sens habituel de l’euphémisme.

Emmanuel Macron a bien tenté de solliciter un « sursaut national » à l’occasion de la crise, mais comment ne pas s’agacer qu’il cherche à mobiliser une nation dont il s’est jusqu’à maintenant surtout contenté de souligner les faiblesses et les crimes ? N’en déplaise à Kant, Habermas et tous les thuriféraires d’une citoyenneté universelle et mondialisée, celle-ci n’est pas encore advenue, sinon de manière balbutiante sur quelques sujets comme la question environnementale. Quant à la citoyenneté européenne, elle peine à s’incarner et à se faire aimer.

En attendant, sans doute faudra-t-il redonner à l’échelon national ses lettres de noblesse, ces lettres qu’il n’aurait pas dû perdre puisqu’elles sont gravées dans les heures glorieuses de la Révolution. Si ce n’est la nation, tout au moins faudra-t-il définir un idéal englobant. L’avenir politique appartient sûrement à ceux qui trouveront la formule d’un projet qui sache tenir compte des intérêts particuliers. Rappelons-nous de la première campagne d’Obama : il avait su donner de l’espoir aux minorités sans ignorer les revendications de ceux qui n’en faisaient pas partie. Cette campagne pourrait nous inspirer pour définir un juste milieu, donc, entre républicanisme abstrait et éparpillement identitaire."