La littérature sous caféine


lundi 14 septembre 2020

Homosexuels, fascistes et Gilets jaunes

Le roman de Tom Connan, « Radical » (lu pour le Prix Rive gauche à Paris 2020) a le mérite d’évoquer un phénomène presque tabou, celui du vote d’extrême-droite et même de l’activisme chez une frange non-négligeable de la communauté gay. Dans un style très houellebecquien (alternance d’analyse et de récit, scènes de sexe très crues, goût pour les personnages dépressifs), le livre propose par ailleurs une analyse (partagée par l’un des protagonistes, mais dont on sent qu’elle pourrait être celle du narrateur) du mouvement des Gilets jaunes très proche de celle de « La révolte des Gaulois », à savoir que la dimension culturelle du soulèvement est sans doute plus décisive que ses dimensions économiques et sociales.

A propos de « fascisme homosexuel », je me m’y étais intéressé voilà quelques années, proposant même à l’un de mes éditeurs de me lancer dans l’écriture d’un roman sur ce thème. « Malheureux ! m’avait-il répondu. Tu vas te mettre à dos toute la communauté gay, ce sera terrible. » J’avais pourtant en tête de sérieuses références, puisque je venais de lire de magnifiques livres de Mishima fantasmant des corps de métal et des morales d’acier, sur fond d’amours homosexuelles. Tom Connan vient de déflorer le thème sur le sol romanesque français.

« Nous nous étions réfugiés avec Simon à La Palette, un bar de la rue de Seine qui fermait tard.
En début de soirée, nous avions été voir l’interminable film Magnolia, avec un Tom Cruise plus improbable que jamais, dans un petit cinéma proche de la rue Soufflot qui ne passait que des vieilles pellicules. Il était 23 heures et nous n’avions toujours pas dîné.
« Alors, comment ça se passe, ton bouquin ? Tu avances sur tes mecs de droite ? demandai-je, sourire en coin.
- Ouais, ça avance, de toute façon l’intuition est là, il faut juste que je la mette en forme, mais je sens que c’est la bonne piste. D’ailleurs, on voit qu’il y a une colère de dingue qui monte, et pour une fois elle vient du peuple profond. Pas des lycéens des beaux quartiers ou des profs.
- Ouais… Mais en quoi ça confirme ton hypothèse ?
- Bah, ça me paraît évident ! Le peuple profond, il est carrément de droite. Plutôt blanc, de culture catho et avec de vieux relents xénophobes… La France de Pernaut, quoi ! Ceux qui manifestent tous les samedis. » » (Radical, page 91)

lundi 7 septembre 2020

En juin-juillet...

... J’ai découvert avec « Né d’aucune femme » de Franck Bouysse qu’on pouvait encore aujourd’hui écrire des romans gothiques / J’ai été heureux d’apprendre que Michel Legrand avait composé un disque pour Sarah Vaughan / J’ai comparé les premiers films de Truffaut et de Demy et force est de reconnaître que le second l’emporte haut la main / J’ai réalisé que Pierre Jourde avait écrit un livre dont je mûrissais précisément le projet, « La littérature monstre » / Je me suis remis à lire de la belle critique littéraire comme au temps de mon agrégation avec Marc Fumaroli ou Patrick Dandrey / J’ai visité quelques châteaux de la Loire en buvant du Saumur-Champigny

mercredi 2 septembre 2020

La relève de Tom Wolfe est française !

Dans le genre des pavés à l’américaine avec une touche de sensibilité, d’humour et d’intelligence à la française, j’avais été impressionné en 2018 par le prix Goncourt, "Leurs enfants après eux" de Nicolas Mathieu. Cette année, c’est "Le syndrome de Palo Alto" de Loïc Hecht (Léo Scheer, 2020) qui m’a bluffé : l’efficacité de la narration, la vigueur du propos, cette façon de s’emparer d’une époque pour la croquer avec férocité – en l’occurrence, nous sommes plus avec les petits Blancs de la Moselle mais avec les business angels de la Silicon Valley, dans une histoire de vengeance carabinée contre les géants du Web que ne renierait sans doute pas Flore Vasseur – on dirait du Tom Wolfe, et sans les longueurs !

lundi 24 août 2020

Le scrupule à jeter des livres

Il faut bien se résoudre à se débarrasser de quelques volumes, sans quoi notre vie s’écroulerait sur elle-même – à moins que nous nous résolvions à entretenir une bibliothèque labyrinthique à la Umberto Eco. Je me suis donc juré de jeter les livres que j’estimerais vraiment mauvais, ou inutiles – mais qu’est-ce qu’un livre inutile ? Voyant le gros volume du « Journal » de Michel Polac (PUF, 2000), je me suis dit qu’il s’agissait d’un excellent candidat à la suppression : un auteur surtout connu pour son travail de chroniqueur, et dont le journal a davantage fait parler de lui pour sa misanthropie que pour ses qualités de style – ainsi que pour une page restée fameuse, la 147, où l’auteur avouait sans gêne quelques coucheries pédophiles. Hélas, le feuilletant dans l’espoir d’éteindre mes derniers scrupules, je suis tombé sur un nombre suffisant de bons paragraphes – des scènes de sexe, des sursauts de désespoir, des portraits de vitriol – pour me résoudre à garder le volume. Quand donc trouverai-je le courage de trancher dans le vif ?

lundi 3 août 2020

"Faiblesse de la posture républicaine"

Tribune publiée par Le Monde le 1er août 2020, originellement intitulée "Faiblesse de la posture républicaine", rebaptisée "Nous sommes entrés dans l'âge du libéralisme identitaire".

"Deux camps s’affrontent aujourd’hui sur le thème des discriminations : certains dénoncent la persistance de dérives au sein du monde occidental, allant parfois jusqu’à pointer du doigt l’existence d’un système raciste ; d’autres, qui se réclament du républicanisme, persistent à considérer qu’il ne faut pas « racialiser les rapports sociaux » et qu’il existe des valeurs universelles.

Le problème est que ces républicains doivent se sentir bien seuls en ce moment. La lame de fond de l’affaire Floyd, réveillant un antiracisme légitime, n’est pas seule en cause : elle ne fait que mettre un point d’orgue à l’incroyable pression contre l’idée même de droits individuels. Ces derniers fondent la notion de mérite, mais on les accuse de masquer des phénomènes délétères plus profonds.

La première de ces pressions, celle qu’on dénonce le plus volontiers, est exercée par la culture (musique, cinéma…), dont le tropisme est flagrant : les plateformes sont américaines, la force des images est américaine. Or, cette culture est marquée par la question raciale. C’est de cette culture qu’émanent les slogans nous familiarisant avec l’idée que les logiques de groupes sont décisives. En somme, l’actualité force le peuple français à ouvrir les yeux sur les réalités raciales, lui dont le surmoi républicain exige pourtant qu’il reste colorblind.

La deuxième pression se fait plus discrète, mais pas moins efficace : elle vient du monde économique dont la grande éthique, outre l’écologie, se rapporte à la fameuse diversité, dont la logique vient concurrencer celle du mérite. Qu’on ne s’y trompe pas : les entreprises ne peuvent être foncièrement morales. Si elles singent les principes du moment, c’est avant tout parce qu’il leur est nécessaire de s’adapter au contexte. On sait que le libéralisme s’accommode très bien des valeurs multiculturelles et transnationales. La troisième, c’est le monde politique, tout d’abord en France, en partie désireux de s’inscrire dans la tendance de l’époque. Soulignons que la fracture ne partage pas la droite et la gauche, mais traverse chacun des partis, de même qu’elle recoupe souvent un fossé générationnel, comme en témoigne la récente anicroche entre Marion Maréchal et Marine Le Pen.

Ensuite, à l’échelle du continent. L’Union européenne se dit acquise à l’idée d’un espace axiologiquement neutre, ouvert à toutes les différences. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Jürgen Habermas, philosophe célébré comme penseur de la construction européenne. Dans « L’intégration républicaine » (1996), il appelle l’Europe à définir ce qui pourrait être une « nouvelle conscience politique », fondée sur le principe d’une « entente non impériale avec d’autres cultures. » Le vent du multiculturalisme ne souffle donc pas que d’un côté de l’Atlantique.

Assaillie, la posture républicaine souffre par ailleurs d’une faiblesse intrinsèque : elle se pare des vertus des droits de l’homme mais son histoire est marquée par des ambiguïtés qui minent son aura morale. Il suffit de se souvenir des empoignades rhétoriques à la fin du XIXe entre Jules Ferry désireux d’accomplir la « mission civilisatrice » de la France et Clémenceau se méfiant de l’idée qu’une civilisation puisse être « supérieure ».

Bien sûr, il faut refuser l’amalgame entre droits de l’homme et crimes commis en son nom. Mais Francis Fukuyama comme Christopher Lasch, deux universitaires précurseurs en matière de dénonciation des menaces pensant sur l’universalisme, se plaignaient déjà de ce qu’un nombre grandissant d’intellectuels versaient dans le relativisme au prétexte que les critères universels de jugement seraient occidentaux. Il faut craindre que la tendance ne se renforce.

D’autant que le camp adverse jouit d’un argument très fort, énoncé par Charles Taylor dans les années 90, constituant le fond théorique des conceptions multiculturelles : l’individu ne se construit pas seul, il peut pâtir de l’image de sa communauté. Par conséquent, un régime soucieux de l’épanouissement des individus se montrera vigilant à ce que certains groupes ne soient pas stigmatisés. Cette forme particulière de libéralisme consistera donc à garantir à chacun le droit d’entretenir une culture qui ne soit pas exactement celle de la nation.

Pour sortir de ce conflit, il faudra parvenir à trouver un compromis. Le camp antiraciste devra bien accepter l’idée qu’il agit au nom de valeurs universelles, certes nées en Occident mais que cette origine ne résume pas ; de même, le camp républicain devra reconnaître l’existence d’appartenances culturelles et même leur caractère vital pour la construction de l’individu.

A cet égard, il devient problématique de balayer d’un revers de main la question raciale. N’est-il pas manifeste qu’elle existe à côté de la question sociale, et qu’elles ne sont pas réductibles l’une à l’autre ? Le camp républicain, dont j’estime faire partie, sous-estime les raisons de s’inquiéter : il espère que quelques articles bien sentis pourront contenir la vague de revendications culturelles. Or, celle-ci déferle déjà sur le continent.

Précisons au passage que cette question des races ne concerne pas qu’une ou deux minorités. La grille d’analyse identitaire est beaucoup plus mobile et variée, et c’est cette myopie qui a, me semble-t-il, empêché beaucoup d’analystes de comprendre par exemple la profondeur de la Révolte des Gilets jaunes, comme j’ai tenté de la montrer dans « La révolte des Gaulois ». Chaque jour, la majorité blanche prend davantage conscience d’elle-même en dépit des paradoxes que cela peut susciter.

Ensuite, il faudra parvenir à nommer le régime que nous traversons, qui n’est plus vraiment la république au sens abstrait du terme ni l’âge identitaire, mais un équilibre entre les deux, équilibre que nous pourrions nommer libéralisme identitaire : un régime qui maintient les libertés individuelles, notamment celle qui consiste à refuser toute assignation, mais qui accorde la liberté symétrique de revendiquer une appartenance. Nous sommes en réalité déjà entrés dans cet âge, il ne nous reste plus qu’à l’assumer."

vendredi 31 juillet 2020

40 choses observées à Münich (4/4)

Dans les paysages bavarois, les villages ressemblent aux villages français du Grand Est avec leurs agrégats de toits ocre autour d’une église, même si les clochers diffèrent par le style et que les maisons sont plus grandes, plus orgueilleuses, sans le côté parfois misérable et perdu que l’on trouve en France / Les jardins ouvriers ressemblent à de petits parcs / Les toilettes sont toujours impeccables, que ce soit dans les gares, les parcs ou les bistros / Je me demande quelle est la part exacte des Allemands ayant lu les pavés du patrimoine littéraire (Mann, Döblin…) – sans doute extrêmement faible / Quand j’habitais au Japon, j’ai souvent entendu les Japonais dire qu’ils se sentaient proches des Allemands ; au spectacle du civisme, de la propreté et de la discrétion des Münichois, je m’en suis rappelé / Je me suis fait plusieurs fois rabrouer parce que je ne portais pas le masque sur le nez, la seule personne à me dire que je pouvais le retirer était un restaurateur italien, ne parlant pas anglais / De Paris à Münich en train, c’est curieusement sur les lignes intérieures allemandes qu’il y avait des retards et qu’il manquait des prises / J’avais une image des Allemandes comme irrémédiablement gâtées par un esprit pratique rétif à toute élégance ; or, j’ai davantage vu de robes, de jupes et de mini-short à la mode qu’à Paris, où l’on voit surtout des jeans – l’effet sans doute du calme, du niveau de vie et de l’absence probable de harcèlement / De retour à Paris ce qui frappe sont les détritus le long des voies, la densité urbaine et les aperçus de misère dès la sortie de la gare / Dans les boucheries de Münich on trouve davantage de saucisses que de viande proprement dite

jeudi 30 juillet 2020

40 choses observées à Münich (3/4)

Le plat français que j’ai le plus lu sur les menus est la bouillabaisse / Les façades larges et sobres, les toits en terrasse, les revêtements pastel, les clochers baroques, l’Allemagne méridionale a vraiment des airs d’Italie / Saucisses, bière et bretzel à tous les étages, comment les Allemands restent-ils si sveltes ? / Les purées sont présentées sous forme de boules gélatineuses / Je ne sais pas s’il s’agit d’une conséquence des reconstructions d’après-guerre ou d’une tendance culturelle, mais les villes allemandes que je connais sont toutes aérées, paisibles, étendues – les villes françaises, par comparaison, ont quelque chose de tortueux / A l’entrée de chaque bar, de chaque restaurant, on demande au client de remplir un questionnaire – nom, adresse / Les palais impressionnent moins par leur raffinement que par leur grandeur, de même que les fleurs y sont nombreuses mais d’espèces peu variées / Leurs jardins hésitent entre un style français mais trop peu méticuleux et un style anglais mais sans vraie liberté / En revanche, les parcs donnent toute la mesure de ce que peut être un bien-être (Gemütlichkeit) à la bavaroise / D’habitude j’adore les cafés des musées d’art moderne, mais cette fois-ci j’ai préféré les biergarten, où les Allemands boivent des litres de bière depuis l’aube jusqu’à la nuit tombée / Münich m’a réconcilié avec le crépi, souvent décrépit en Champagne mais pimpant dans cette ville riche et paisible

lundi 27 juillet 2020

40 choses observées à Münich (2/4)



En cinq jours, que ce soit dans les trains, les cafés ou le métro, j’ai vu cinq personnes lire un livre / Beaucoup d’Allemands d’origine turque arborent des chevelures volumineuses, gominées, très étudiées, avec une curieuse touche rock’n roll / Les gens sont plutôt fins mais certaines Allemandes deviennent avec l’âge de véritables matrones / La santé, la vie saine, l’équilibre physique semblent être des passions nationales / Un homme a joué « La vie en rose » au violon devant la vitrine d’un vendeur de bretzel et j’ai entendu « L’été indien » dans une trattoria tenue par des Italiens / Dans le Musée d’art moderne il y a plus de gardiens que de visiteurs, ils vous dévisagent tandis que vous dévisagez les œuvres / La musique est assez peu présente dans les bars et restaurants, même le soir – surtout quand on compare à l’Irlande – ce qui m’étonne quand je pense à l’art majeur qu’a longtemps représenté la musique dans la culture allemande / Les toilettes des bars sont souvent tenues, le soir, par des personnes – le plus souvent des hommes – qui semblent en charge de leur propreté et qui attendent une pièce ; je me demande quelle part de sadisme préside au maintien de ce job / Dès qu’on s’éloigne du centre-ville, le goût allemand pour le monumental reprend le dessus / Dans les vitrines des antiquaires la religion catholique est très présente – ainsi que les chopes de bière et les portraits de Napoléon.