La littérature sous caféine


mercredi 23 février 2022

Stigmatisation des "femmes de mauvaise vie" (Lectures connexes (9))

Dans son beau livre « Vilaines filles » (Anne Carrière, 2020), à la fois récit, document et essai féministe à propos des travailleuses du sexe, Pauline Verduzier montre que le sujet souffre d’une polarisation qui interdit les discours nuancés : soit on décrit la prostitution comme une activité condamnable, soit on la brandit comme un acte de liberté. Mais si l’on sort de l’alternative misérabilisme / éloge, on prend le risque de ne pas être entendu, ou d’être accusé de faire le jeu de la prostitution. Or, cela renvoie dans l’ombre l’existence de toutes ces femmes qui, plus ou moins volontairement, rejettent « l’injonction à la respectabilité » en devenant travailleuses du sexe. Ceux qui détournent le regard de cette réalité contribuent à fragiliser davantage encore la situation sociale des TDS. Le personnage de ma Viveuse s’inscrit dans ce champ-là : ni victime ni championne, elle connaît une phase où, se cherchant, elle évolue dans des eaux troubles mais formatrices.

mardi 22 février 2022

De la démocratisation de l’assistance sexuelle (« La Viveuse », lectures connexes (8))

Dans un article vigoureux publié dans Transfuge, Arnaud Viviant a récemment écrit que le beau roman de Chloé Saffy, « A fleur de chair » (La Musardine, …), signait une démocratisation du SM dans le sens où celui-ci relevait désormais de la performance bien plus que de la cruauté. L’auteure prend ici le temps de mettre en scène un monde qui s’ouvre aux prises de parole, aux entraînements physiques, aux inversions de rôles, autant de choses qui contribuent à rendre le SM accessible, en dépit de pratiques qui ne cèdent rien de leur radicalité.

Cette démocratisation du SM me paraît s’inscrire dans un phénomène plus vaste de démocratisation tous azimuts. Un peu partout, des domaines auparavant réservés à des spécialistes s’ouvrent à l’ensemble de la population par le miracle d’une information plus fluide et plus hétéroclite, par la multiplication des forums et des tutoriels – les arts, la politique, la mécanique… Il n’y a pas de raison que la sexualité y échappe.

Dans ces conditions, puisque des pratiques auparavant jugées sulfureuses se banalisent, l’assistance sexuelle devrait bénéficier de ce mouvement. Encore en partie méconnue, suscitant de nombreuses levées de bouclier – la plupart du temps au nom de la condamnation de toute marchandisation du corps –, celle-ci me semble ainsi promise à un bel avenir.

vendredi 18 février 2022

Régine Deforges la sulfureuse (Livres connexes (7))



Julien Cendres et François Perrin m’ont judicieusement conseillé de lire un roman que je ne connaissais pas, « Toutes les femmes s’appellent Marie » (2012), l’un des derniers textes de Régine Deforges. Je découvre un livre étonnant de brièveté détonante, à vrai dire beaucoup plus radical que ma propre « Viveuse », pourtant assez crue. Car il ne s’agit pas seulement d’assistance sexuelle, mais d’assistance sexuelle poussée dans ses derniers retranchements de scandale : l’histoire d’une mère dépassée par le désir de son fils handicapé mental, couchant avec lui, tombant enceinte puis tuant son fils et se suicidant dans la foulée ! Régine Deforges ose montrer le pire en termes de tragédie familiale, mais avec une douceur, une empathie, une façon singulière de montrer qu’il y a parfois des impasses dans la vie de certains et qu’il serait maladroit de les juger. Le livre se clôt par une brève défense de l’assistance sexuelle qui n’a pas pris une ride, montrant qu’il existe des cas précis pour lesquels le refus de l’assistance n’est pas une chose digne. La réputation de souffre et de liberté de Régine Deforges n’est pas surfaite !

jeudi 17 février 2022

Mystères de la séduction ("La Viveuse", films connexes (2))

J’ai toujours admiré le travail de François Ozon – films sobres, denses, subtils, osés, produits avec une belle régularité. Avant d’écrire « La Viveuse », je n’avais pas vu « Jeune et jolie » (2013) dont le thème est pourtant voisin. J’ai rattrapé mon retard. Je me sens décidément proche de sa façon de décrire les choses sans fioriture mais avec une belle facture classique, et de ne pas juger les personnages. Ici, la protagoniste (jouée par Marine Vacth) est une jeune bourgeoise qui se prostitue par ennui, par goût de la sensation. Ma Viveuse partage en partie cette motivation, même si sa modestie sociale est également déterminante. Le cœur du film me paraît être la relation à la mère, qui réagit à la nouvelle avec beaucoup de brutalité. Ce seront des personnes plus lointaines (le beau-père, la femme du dernier client…) qui sauront faire preuve d’empathie. Pour la mère, le scandale tient au fait que la fille n'a aucune raison valable de se prostituer : elle est belle, elle est aimée, elle évolue dans un milieu aisé… Forcément, il faut aller consulter un psychologue ! Au fond, elle ne comprend pas que les rapports de séduction sont aussi recherches de limites, et qu’il y a quelque chose d’absurde à vouloir plaindre ceux qui vont apparemment trop loin. La toute fin du film laisse deviner une explication possible. On découvre l’épouse du dernier client de la jeune femme, qui est mort dans ses bras. Cette femme, journée par l’impeccable Charlotte Rampling (on ne pouvait rêver de casting plus approprié), pourrait en vouloir à la prostituée, mais elle avoue finalement qu’elle aurait aimé, elle aussi, plus jeune, se vendre pour de l’argent, mais qu’elle n’en a pas eu le courage. Pied de nez final de la part d’un réalisateur qui s’amuse à laisser le spectateur au-dessus d’un ultime vertige…

mercredi 16 février 2022

La fragilité (films connexes (1))

Dans la scène la plus forte de « Presque » (janvier 2022), le personnage campé par Campan renonce à la prostituée qu’il s’était promise et celle-ci, attendrie par le jeune handicapé joué par Alexandre Jollien, décide d’offrir à ce dernier sa première nuit d’amour. Sans doute certains estimeront-ils que ce personnage de prostituée joué par Marie Benati, belle, sympathique, intelligente, souriante, distinguée, capable d’offrir ses charmes par simple souci d’humanité, relève du simple fantasme masculin. N’empêche que cela donne une scène où Jollien joue très bien la panique qui peut s’emparer d’un homme qui n’a jamais connu l’amour et qui, détournant la tête, bafouille des phrases d’angoisse comme : « Tu vas te salir… » Il s’agit sans doute ici du moment où Jollien exprime avec le plus de profondeur ses peurs et sa fragilité, films et livres confondus. C’est aussi cette fragilité que j’ai cherché à saisir dans plusieurs scènes de « La Viveuse ».

mardi 15 février 2022

Le bourgeois en salopette (Contes noirs du Paris moderne, 1.5)

Où le narrateur apprend à ses dépens qu'il vaut mieux se méfier des artisans bon marché...

lundi 14 février 2022

Une courageuse confidence d'Alexandre Jollien (Lectures connexes (6))

Dans « La sagesse espiègle » (2018), celui qui est devenu la véritable égérie des handicapés, Alexandre Jollien, se livre à une surprenante confidence : il a connu une addiction aux jeunes éphèbes, d’abord par webcam, puis par le biais de l’escorting. Bien sûr, de nombreux lecteurs l’ont pris comme un aveu d’homosexualité, mais il n’en est rien, nous assure-t-il. Comme il l’écrit dans le livre, il s’agissait pour lui de s’abreuver au spectacle de corps en pleine santé, mais aussi de renouer avec la sensation d’un corps acceptable. Il avance bien quelques scrupules (« La souffrance ne donne aucun droit »), vite oubliés. Le simple fait d’observer quelqu’un d’éminemment normal et d’être approché de lui revêt quelque chose de miraculeux. A côté, les techniques de méditation paraissent dérisoires. L’auteur décrit ce recours aux escorts comme une passade à la fois honteuse et éphémère, et finit par rire de cette « pâlotte paire de fesses » qui l’a tellement obsédé, mais on comprend l’importance de cette passade dans son parcours.

dimanche 13 février 2022

L’abolitionnisme a-t-il vraiment emporté la mise ? (Lectures connexes (5))

A en croire le très documenté « Sur les trottoirs, l’Etat » (Gwenaëlle Mainsant, Seuil, 2021), qui fait le point sur la lutte de l’Etat français contre la prostitution de rue, l’abolitionnisme l’aurait emporté dans la sphère politique, au détriment de toute démarche visant à tenir compte des conditions concrètes d’exercice du métier : on se contente désormais de viser la disparition de cette activité. Or, le décalage me paraît assez flagrant avec les échos sur le terrain (associations, personnalités…), où le réglementarisme semble plutôt de mise, à l’exemple de Klou, qui publie ces jours-ci un récit graphique sur son expérience de Travailleuse Du Sexe (« Bagarre érotique », Anne Carrière, SexAppeal).

On y retrouve la fougue et la fierté de Grisélidis Réal, et de jolis développements sur ce qui l’a amenée au métier. Une conviction très forte domine l’ensemble : la prostitution n’est pas une sinécure, bien sûr, mais elle vaut bien d’autres activités. Celles qui le choisissent le font pour des raisons valables. Plutôt que d’interdire la prostitution, clame le livre, facilitons plutôt son accès aux femmes et aux minorités : toutes et tous ont droit à payer pour du sexe !