La littérature sous caféine


lundi 26 février 2024

Trop de white trash ?

Préparant un voyage en Louisiane, je regarde enfin la première saison de True Detective (2014). J'aime sa tension, ses dialogues au cordeau, son atmosphère poisseuse... Mais la chute me laisse perplexe. Le méchant cumule tellement les tares du white trash (vulgarité, laideur, dégénérescence, inceste, consanguinité...) que l'effet voulu, glacer le sang, me laisse de marbre. A partir de quel moment le cliché devient-il inopérant ? Les peurs au cinéma ne peuvent se passer des représentations communes. Elles jonglent avec les angoisses, taquinent les phobies - on sait que celles-ci dépendent de l'air du temps. Mais quand le ressort devient trop visible, il agace. Il vire au trucage. Cinquante ans que les films d'horreur misent sur les bouseux ! (Je leur avais réservé un chapitre dans Les petits Blancs). Peut-être devraient-ils passer à autre chose ?

mardi 20 février 2024

Les thèmes improbables

Depuis des années je mûris le projet d’un roman qui s’intitulerait « Le plaisir de décevoir ». Or, Laurent de Sutter publie ces jours-ci : « Décevoir est un plaisir ». Depuis des années je réfléchis à un essai théorisant le droit de ne pas s’engager. Or, Patrice Jean vient de sortir un brillant « Kafka au Candyshop ». Depuis des années je rêve d’écrire le portrait d’un garçon de province, naïf et bien intentionné, se cassant les dents sur Paris. Or, Dominique Fernandez annonce la sortie chez Grasset d’« Un jeune homme de province ».

Ecrire, c’est courir après les thèmes encore vierges.

C’est apprendre à lâcher certaines proies.

Finalement, certains de mes textes improbables auront eu du bon (accompagnement sexuel, fétichisme de la mort, pauvreté blanche…). J’aurai connu avec eux, non pas l’encombrement des voies à la mode mais l’air raréfié des sujets qui fâchent – mieux, qui gênent. On a les plaisirs pour happy fews qu’on mérite. Ma « Viveuse » restera longtemps incomprise – et donc, sans concurrence.

Révolte contre les élites qui se révoltent contre le peuple

Je revois "Joker" sidéré. Comment Todd Phillips, surtout connu pour ses comédies, a-t-il pu réussir ce prodige de noirceur ? Je n'attendais pas grand-chose de ce curieux projet, fiction réaliste tirée de l'univers DC. Mais le film est limpide et multiplie références, effets de miroir, morceaux de bravoure, sujets sensibles (viol, psychopathie, white trash...) Surtout, il propose une vision hallucinée d'un phénomène qui pourrait bien nous occuper les prochaines décennies, celui de la révolte non pas des élites, comme l'avait décrit Christopher Lasch, mais des peuples contre ces mêmes élites prétendument éclairées. Attaque du Capitole, Gilets jaunes, paysans européens, les soulèvements ont beau ne pas se ressembler, ni dans le fond ni dans la forme, ils paraissent s'inscrire dans la matrice pressentie par Joker... Ou quand la pop assume sa dimension prophétique.

Chevaliers mystiques

J’aime les romans de chevalerie pour leur panache, leur merveilleux. Je suis sensible aussi à leur mystique.
Celle-ci, j’y suis venu grâce aux intuitions que m’ont inspirées l’écriture de mes romans. La fréquentation d’auteurs comme François de Sales m’a permis de les approfondir.
Je connaissais le célèbre passage de Chrestien de Troyes présentant l’apparition du Graal, apparition sur laquelle broderont des générations d’écrivains. Je découvre enfin chez Malory, auteur de cette bible qu’est La mort du Roi Arthur (15ème), la sublime transfiguration de Galaad :
« Galaad regarda à l’intérieur du Vaisseau sacré. Il se mit à trembler de tous ses membres, lorsque sa chair mortelle commença à contempler les choses de l’Esprit. Il leva les mains au ciel et dit : « Seigneur, je vous remercie. Maintenant je vois ce que je désirais voir depuis longtemps. A présent, doux Seigner, je voudrais cesser de vivre, s’il vous plaisait de me l’accorder, Seigneur. »
La semaine dernière, présenter le beau recueil de Raluca Belandry m’a donné l’occasion de dire mon attachement à cette spiritualité

mardi 30 janvier 2024

Littérature du troisième âge

L'évolution démographique nous promet une belle flambée de fictions sur le thème du troisième âge. Nous y avons déjà droit au cinéma - je pense au somptueux "Amour" de Haneke et à quelques comédies moins inspirées. En littérature, j'ai la surprise de réaliser que le genre existe depuis longtemps : le journaliste et romancier René Fallet nous a gratifiés dans les année 50 d'une série de romans croquant avec truculence les mésaventures de vieillards bourrus. Mœurs campagnardes, langage salé, gouaille... Ça nous a donné la fameuse "Soupe aux choux", plus tard incarnée par De Funès, mais aussi l'étonnant "Vieux de la vieille" que jouera Gabin. Le plus surprenant dans ces romans, c'est qu'ils sont finalement très ciselés, sacrifiant à un art très français de la densité.

"Rapidement, maître et domestiques n'eurent plus un regard pour les hardis voyageurs. Des vieux, on savait trop comment c'était fabriqué. Inutile surtout de les pousser à parler, ils radotent, ne s'arrêtent plus, racontent des histoires embrouillées, encombrées de défunts à chaque phrase."

Soirée poésie: autour du recueil "Presque..." de Raluca Belandry

Rap et champagne

Depuis que j'habite en Champagne, je m'amuse à guetter dans le rap la présence de la boisson de rois. Symbole de raffinement, il s'affiche (mieux, se dilapide) comme un gage de succès. Snoop et Pharrell célébraient le Chandon dans "Drop it like it's hot" (2004), 50 Cent arrosait de mousse ses copines lascives dans "Disco Inferno " (2005), Rick Ross poursuit le storytelling du rap au champagne en 2023 dans l'imparable "Shaq & Kobe". Contraste maximal entre la protestation de bon goût et la vulgarité...

"Sippin' champagne, i own it myself
You niggas better learn to own you some wealth."

vendredi 26 janvier 2024

Les Goncourt de la décennie

Dans "La plus secrète mémoire des hommes" (Mbougarr Sarr, Goncourt 2022) il y a du mysticisme, du sexe, de la violence, une satire du monde de l'édition, des portraits de femmes, des paysages urbains, des tragédies familiales, des réflexions sur les identités africaines et européennes, le tout serti dans une vaste structure en forme d'enquête métaphysique, politique et littéraire, explicitement inspirée de Bolano. "Les Bienveillantes" était le meilleur Goncourt des années 2000, "Nos enfants après eux" le meilleur des années 2010, il y a fort à parier que nous tenons ici le meilleur des année 2020.

"C'est à cause de tout ça, de toute cette médiocrité promue et primée, que nous méritons de mourir. Tous : journalistes, critiques, lecteurs, éditeurs, écrivains, société, tous. Que ferait Elimane aujourd'hui ? Il tuerait tout le monde. Puis il se tuerait lui-même. Je te le redis: tout ça n'est qu'une comédie. Une sinistre comédie." (p 308)