La littérature sous caféine


mercredi 12 septembre 2007

Le temps qui se fracasse (Albert Camus, Le Premier Homme)



En préparant mes cours pour mes classes de seconde et de première, je redécouvre une partie de l’œuvre d’Albert Camus. Je lis devant les élèves la magnifique nouvelle L’Hôte, extraite du recueil L’Exil et le Royaume : une histoire à l’atmosphère sèche et rude, dans l’Algérie des années 50, magnifiquement écrite et tragique à souhait (le protagoniste, instituteur dans une région désertique, cherche à se comporter de la manière la plus noble possible, mais il subit malgré tout les inévitables contrecoups de la guerre qui s’annonce). Chaque fois que je lis la chute, surtout à voix haute, j’ai la gorge qui se serre.

J’en profite aussi pour découvrir un livre que je n’avais jamais lu : Le Premier homme, ce recueil de fragments, pour la plupart autobiographiques, retrouvés dans une sacoche après la mort de notre grand homme en 1960 dans un accident de voiture (trois ans après son Prix Nobel de Littérature).

Et je tombe sur des pages toutes plus somptueuses les unes que les autres, fourmillantes de détails et singulièrement émouvantes : comment ne pas être saisi, par exemple, par le récit des dernières années de la mère de Camus dans une Algérie de plus en plus violente, une femme des plus modestes qui ne savait pas lire et qui n’avait jamais vu la France, une femme dont toute l’existence n’a semblé connaître que la misère, et la douleur :

« Elle le regardait d’un curieux air indécis, comme si elle était partagée entre la foi qu’elle avait dans l’intelligence de son fils et sa certitude que la vie tout entière était faite d’un malheur contre lequel on ne pouvait rien et qu’on pouvait seulement endurer. « Tu comprends, dit-elle, je suis vieille. Je ne peux plus courir. » Le sang revenait maintenant à ses joues. Au loin, on entendait des timbres d’ambulances, pressants, rapides. Mais elle ne les entendait pas. Elle respira profondément, se calma un peu plus et sourit à son fils de son beau sourire vaillant. Elle avait grandi, comme toute sa race, dans le danger, et le danger pouvait lui serrer le cœur, elle l’endurait comme le reste. C’était lu qui ne pouvait endurer ce visage pincé d’agonisante qu’elle avait eu soudain. « Viens avec moi en France », lui dit-il, mais elle secouait la tête avec une tristesse résolue : « Oh ! non, il fait froid là-bas. Maintenant je suis trop vieille. Je veux rester chez nous. » (p89)

Ou l’histoire de ce narrateur venu voir à 43 ans la tombe de son père, mort en 1914 lors de la bataille de la Marne, à l’âge de 29 ans (autant de détails directement inspirés de la vie de Camus), et s’étonnant de considérer maintenant son propre père comme un enfant :

« Et le flot de tendresse et de pitié qui d’un coup vint lui emplir le cœur n’était pas le mouvement d’âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu’un homme fait ressent devant l’enfant injustement assassiné – quelque chose ici n’était pas dans l’ordre naturel et, à vrai dire, il n’y avait pas d’ordre mais seulement folie et chaos là où le fils était plus âgé que le père. La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu’il ne voyait plus, et les années cessaient de s’ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. » (p35)

J’ai quelques années devant moi avant d’éprouver sans doute le même sentiment : mon propre père est mort à l’âge de 47 ans, ça me laisse donc une quinzaine d’années avant que le temps ne se « fracasse autour de moi immobile »…

lundi 10 septembre 2007

L’extrême finesse / les extrêmes clichés (Roland Barthes, L’Empire des Signes)



Je relis pour la troisième fois le somptueux livre de Barthes, L’Empire des Signes (récemment paru en poche), succession de courts chapitres pour décrire quelques-uns des aspects les plus frappants de la culture japonaise (des plateaux repas aux topographies des villes).

A la première lecture, j’avais été saisi.

A la deuxième, je m’étais insurgé contre ces fulgurances qui me paraissaient, au fond, ne pas dire grand-chose.

A la troisième, j’ai le sentiment d’avoir compris cette œuvre touffue, de pouvoir lire chacune de ses phrases en saisissant les intentions de l’auteur. Et je suis à la fois très admiratif des nuances de cette prose, de la virtuosité stylistique de Barthes (l’une des plumes les plus éblouissantes du vingtième siècle), et parfois sceptique sur le sens ultime de ce que l’auteur cherche à nous dire.

Certes, Barthes se veut le plus subtil possible et cherche à détourner tous les codes de pensée, tous les réflexes, tous les clichés qui nous rendent paresseux. Mais il me paraît souvent retomber dans ces mêmes clichés, à force de tournures savantes, et parfois se complaire dans les plus grossiers d’entre eux.

Au-delà même du cliché, je me suis souvent surpris à penser que Barthes se trompait, tout simplement, et que si l’on faisait l’effort de traduire sa prose en mots plus simples, il devenait facile alors de le contredire.

Exemple de passage très réussi :

«… car l’aliment ne subit jamais une pression supérieure à ce qui est juste nécessaire pour le soulever et le transporter ; il y a dans le geste de la baguette, encore adouci par sa matière, bois ou laque, quelque chose de maternel, la retenue même, exactement mesurée, que l’on met à déplacer un enfant : une force (au sens opératoire du terme), non une pulsion ; c’est là tout un comportement à l’égard de la nourriture ; on le voit bien aux longues baguettes du cuisinier, qui servent, non à manger, mais à préparer les aliments : jamais l’instrument ne perce, ne coupe, ne fend, ne blesse, mais seulement prélève, retourne, transporte. »

Un passage plus contestable, lorsque Barthes compare l’œil occidental à l’œil japonais :

« La prunelle, intense, fragile, mobile, intelligente (…), la prunelle n’est nullement dramatisée par l’orbite, comme il arrive dans la morphologie occidentale ; l’œil est libre dans sa fente (qu’il emplit souverainement et subtilement), et c’est bien à tort (par un ethnocentrisme évident) que nous le déclarons bridé : rien ne le retient, car inscrit à même la peau, et non sculpté dans l’ossature, son espace est celui de tout le visage. L’œil occidental est soumis à toute une mythologie de l’âme, centrale et secrète, dont le feu, abrité dans la cavité orbitaire, irradierait vers un extérieur charnel… »

Barthes ironise sur l’ethnocentrisme occidental, mais il se livre à un bien surprenant exercice de morpho-psychologie (ou plutôt de morpho-métaphysique) qui paraît d’une autre époque.

Autre exemple (dans un entretien donné en 1970 à propos de L’Empire des Signes):

« Dans les restaurants japonais, le client reçoit un plateau sur lequel sont disposés les aliments et des baguettes pour prélever ces aliments. (…) Chacun compose son discours alimentaire d’une façon toujours absolument libre et réversible. Et cela favorise extraordinairement la conversation. Il n’y a pas, comme chez nous, des sujets attribués à chaque moment des repas : les repas d’affaires, comme nous disons très justement, où l’essentiel du débat se situe entre la poire et le fromage. Le déroulement de la conversation naît de l’ordre réversible du repas. »

Interprétation que je trouve assez comique, les conversations japonaises me paraissant être, bien au contraire, les plus codifiées du monde.

samedi 8 septembre 2007

La littérature "In your face"



La bloggueuse Wrath vient de publier une nouvelle de ma plume, L’Enfant liquide, dans sa revue on-line Sans Soirée (lire ICI la nouvelle, + les commentaires des internautes). J’aime bien le qualificatif qu’elle utilise pour décrire la nouvelle : c’est de la littérature « In your face », d’après-elle, et nul doute que j’aie souvent voulu, plus ou moins consciemment, saisir l’attention du lecteur par un thème particulièrement dur, ou par des histoires qui tournaient autour de la notion de traumatisme.

En tant que lecteur, j’ai d’ailleurs été longtemps fasciné par les romans (souvent américains) qui exploraient l’extrême violence, ou l’extrême sexualité. Je pense au saisissant Livre de Jérémie, de J.T. Leroy, ou aux livres de Kathy Acker.

J’essaye d’ailleurs de me détacher de ce type de littérature, en faisant l’effort d’imaginer des histoires plus douces, ou de dénicher des romans plus tendres. A cet égard, celui que je suis en train de finir, et qui se passe au Japon, se veut moins in your face que les précédents – même si, et cela me paraît maintenant une fatalité dans la construction d’un roman, les quelques scènes clés du livre sont fondées sur des sortes de points critiques très proches, justement, de traumatismes (et qu’est-ce que la littérature, finalement, si ce n’est la gestion des traumatismes, plus ou moins décelables, qui ponctuent nos existences ?)

(Photo : Les Grands Moulins de Pantin (friches industrielles le long du canal de l'Ourcq, que j'ai découvertes ce week-end à vélo...)

jeudi 6 septembre 2007

Exceller dans la description de la misère (Olivier Adam, A l’abri de rien)



Rentrée littéraire 2007 (4)

Un collègue au lycée, qui me paraît être un grand lecteur (il arbore notamment un William T. Vollmann dans la salle des profs), me voit avec le dernier Olivier Adam à la main, A l’abri de rien (Editions de l’Olivier, août 2007).

« Tu lis ce truc ? C’est de la littérature moyenne, y’a rien dedans, pas de style, qualité médiocre, formatée pour un cinéma médiocre… » (Référence à l’adaptation ciné de Je vais bien, ne t’en fais pas).

Jusqu’à maintenant, je trouvais pourtant qu’Adam réussissait un véritable exercice d’équilibriste : l’exigence littéraire d’une part, le souci du grand public de l’autre. Il était d’ailleurs l’un des très rares, me semblait-il, à réaliser ce grand écart. Le recueil de nouvelles Passer l’hiver, notamment, m’avait fait forte impression : tension des intrigues, épaisseur humaine, émotions palpables, avec juste ce qu’il faut d’effets de style.

Falaises renouvelait avec succès l’exercice, en l’étendant au format roman.

Adam tente une nouvelle fois le coup, mais il me semble qu’il perde un peu de sa force. Un peu comme Dan Chaon, jeune auteur américain, avait perdu de la puissance quand il était passé de son excellent recueil de nouvelles Parmi les Disparus (Albin Michel, 2004), au plus languissant roman Le Livre de Jonas (Albin Michel, 2006).

Avec A l’abri de rien, Olivier Adam tient un thème en or : cette histoire de jeune mère de famille qui tente de sauver sa propre vie en aidant des réfugiés kosovars est parfaitement dans l’air du temps. Mais elle sent légèrement la redite : on retrouve les mêmes personnages miséreux, les mêmes atmosphères d’alcool et de désespoir que dans les précédents opus. L’ensemble se lit bien, avec de belles pages tristes et d’autres assez saisissantes (notamment les quelques scènes de violence). Parfois le style lorgne méchamment vers Céline, lorsqu’il s’agit de dire la crasse et la pauvreté :

« Alors ces gamins quand je les regardais, ça me sautait à la gueule leur jeunesse et la mienne qui était bel et bien morte. » (p50)

En citant le passage suivant, j’adresse un clin d’œil à un ami dentiste :

« Des médecins pour les soigner gratis on en trouve toujours, elle avait dit, mais le problème c’est les dentistes. Ces gens-là ont un porte-monnaie à la place du cœur. De toute façon c’est impossible autrement. Pourquoi consacrer une vie à regarder dans la bouche des gens si c’est pas pour le pognon ? » (p111)

mercredi 5 septembre 2007

Mylène et Zazie dans le métro



Dans un bar assez minable de Montreuil (je reprends mes bonnes vieilles habitudes), sur un léger fond musical RnB (Cf Vidéo, le dernier tube de Timbaland, décidément producteur de l’année, The Way I are).

Deux piliers de bar, d’une soixantaine d’année, pinte de bière à la main. La femme s’adresse d’une voix monocorde à son voisin.

- J’ai vu le Dvd de Mylène Farmer. J’aime pas trop d’habitude ce qu’elle chante, mais alors là, c’est vachement bien.
- Ah ouais ?
- Qu’est-ce qu’elle est bien sur scène ! Elle arrive même à pleurer, et tout, et elle entraîne la foule avec elle.
- Ah ouais ?
- C’est une fille bien. Vraiment, son Dvd, c’est super.
- Ah ouais ?... Y’a Zazie, aussi, qu’est bien.
- Zazie dans le métro ?
- Zazie.
- Zazie dans le métro ?
- Elle est pas dans le métro, Zazie, elle est sur scène.
- Zazie dans le métro…
- Bon allez (il finit sa bière), j’ai des trucs à faire. Salut la compagnie.
- Zazie dans le métro…

lundi 3 septembre 2007

Rentrée (presque) littéraire 2007 en lycée

Je retrouve le lycée de Montreuil dans lequel j’étais si bien l’année dernière, pour quelques semaines ou quelques mois : je dois réfléchir d’urgence au programme, notamment avec ma classe de 1ere… Comme le roman vient de réapparaître dans les listes de Bac, il faut que j’en trouve un qui réponde aux critères suivants, pour une classe de niveau plutôt modeste :

- Roman français ni trop court, ni trop long (moins de 200 pages ?)
- Bien écrit, mais pas précieux
- Intéressant, mais pas trop obscur
- Emouvant, mais pas tarte
- Ni trop avant-gardiste, ni trop vieilli
- Sans scène de sexe explicite, ni trop de violence
- Politiquement correct, mais suffisamment subtil

Vous en connaissez beaucoup, des romans qui remplissent ce cahier des charges ?

J’en ai juste en tête une poignée…

Le Sagouin de Mauriac me paraît pas mal, même s’il est un peu daté.
Bonjour Tristesse, de Sagan, me paraît un peu juste pour faire des études de texte.
Les romans de Maupassant, ça pourrait aller.
L’Etranger, de Camus, pourquoi pas.
Pêcheur d'Islande, de Pierre Loti, dont je garde un excellent souvenir, mais il faudrait que je le relise très vite
Les Zola, Balzac, Stendhal, Proust et compagnie, trop long ou trop ardu me paraît-il pour cette classe
Céline, inenvisageable...
L'amant, de Duras ? Thème délicat à traiter (très jeune fille avec un homme plus mûr)

J'ai quelques heures encore pour y penser...

lundi 27 août 2007

Colique et devinette (Eric Reinhardt, Cendrillon)



Rentrée littéraire 2007 (1)

Dans Cendrillon, le 4ème roman d’Eric Reinhardt (Stock, août 2007, 578 pages), vous trouverez des pages qui vous rappelleront :

- Christine Angot pour l’atmosphère d’autofiction (en plus feutré, en plus neutre) (l’un des 4 personnages principaux correspond au narrateur, et semble se confondre avec l’auteur).

- Fraternité de Marc Weitzman (Denoël, 2006) pour le constat sombre sur notre société contemporaine (Fraternité faisait fort dans le cynisme et la noirceur).

- Les Corrections de Franzen pour l’ampleur du projet et le portrait de ces grandes familles en déliquescence (ce qui donne lieu à de longues et cruelles scènes de comique grotesque).

- Le Bûcher des Vanités de Tom Wolfe pour les aperçus sur le monde de la finance (en moins documenté cependant, et en moins réaliste).

- Houellebecq pour les scènes de pitoyables amours adolescentes.

Et je clos ce billet par une devinette : essayez de trouver qui se cache derrière le double portrait de la page 33 :

« … un philosophe marxiste de premier plan, mondialement connu, auteur de nombreux livres, professeur à temps partiel dans une université de Californie, père d’une actrice célèbre et à la mode. Actrice célèbre et à la mode ? Voilà qui pique au vif votre curiosité. Vous allez sans doute me réclamer son nom. Malheureusement, public hétéroclite, amis hongrois, amis du Tyrol et de l’Himalaya, je doute que cette actrice vous soit connue. Elle ne doit sa notoriété qu’au mécanisme d’une connivence de caste, d’une bienveillance de son milieu si influent. En plus d’être fille de philosophe, elle avait réalité la prouesse d’être sortie première de deux écoles prestigieuses de la République, l’une : dans le domaine des lettres, l’autre : dans le domaine des arts dramatiques, les deux : fabriquant des élites. Cette actrice dans un film suisse, un film bulgare ou Yougoslave, hollywoodien ? Irréductiblement parisienne, endémique de la bourgeoisie intellectuelle de gauche, invariable, monotone comme la pluie, totalement inexportable, il est à craindre qu’elle ne franchira jamais les frontières de la France. »

vendredi 24 août 2007

Le thé jaune



Histoire de ne pas laisser totalement ce blog en friches (je m’accorde encore huit jours de relative lobotomie webesque), et avant d’évoquer la rentrée littéraire 2007, voici quelques perles pêchées sur les plages havraises au cours du splendide mois d’août :

1) Un jour de ciel menaçant :
« Oh dès ! Fais rien moche ! Putain il commence à pleuvoir ! Comment que ça se fait ? »

2) Un couple de soixantenaires rougeauds à la terrasse d’un café donnant sur la mer :
Elle : « Ce sera un thé blanc pour moi. »
Le serveur : « Et pour Monsieur, comme d’habitude, son thé jaune ? »
(Rires gras + clin d’œil)
(probable allusion à un Ricard)
Lui : « Ouais, comme d’hab’, mon thé jaune ! »
Elle : « Oh non, ça te fait gonfler, ça ! Prends plutôt un thé ! »
Lui (rire gras) : « Oh dès ! C’est pour les Dames, ça, le thé ! »

3) Dans le même café :
La patronne, à son mari :
« Eh, regarde, celui qui vient de réserver la table pour ce soir, c’est Monsieur Toumas.
- Qui ça que c’était ?
- Monsieur Toumas !
- Qui c’est que tu dis ?
- Monsieur Toumas, le monsieur des assurances !
- Ah oui ! C’est lui le connard ? »