La littérature sous caféine


mardi 20 novembre 2007

Du coq à l’âne (Leroy, Alabama Song, Goncourt 2007 / Littell, Les Bienveillantes, Concourt 2006)



Un reproche qu’on peut difficilement faire au Goncourt, c’est de couronner des auteurs dont les écritures se ressembleraient (si ce n’est, toutefois, un certain académisme ?) : auntant le lauréat 2006, Littell avec ses Bienveillantes, misait sur l’épreuve de force, le souffle, l’ampleur, l’exhaustivité, pour décrire l’épopée de son tortionnaire SS, autant Gilles Leroy, dans Alabama Song (Mercure de France, Goncourt 2007), dressant le portrait de Zelda, la femme de Scott Fitzgerald, a recours au fragment, à la touche, à la variation poétique.

Son livre se veut à mi-chemin de l’œuvre biographique et du roman : les épisodes clés du destin de cette femme, sombrant avec son mari dans l’alcool et de folie, sont mentionnés, mais intercalés avec d’autres que l'auteur crée de toutes pièces. Cela nous donne une mosaïque joliment dessinée, élégante comme les personnages qu’elle décrit, par pointes précises et délicates, auxquelles il manque cependant peut-être un certain souffle.

« Scott, bourré, pisse dans le lavabo. Parfois à côté. On trouve au matin des gouttelettes d’urine séchées sur le carrelage, et des coulures jaunes sur la faïence. Est-ce que je vis dans un zoo ? Est-ce que la gloire est là pour cacher le zoo ? C’était pourtant notre accord – du moins l’étions-nous promis -, tout s’autoriser à l’intérieur de la plus grande propreté. Je crois bien que je suis en train de perdre mon mari. L’homme délicat, si tatillon naguère et doté d’un odorat soupçonneux, s’accommode aujourd’hui des bras de n’importe quelle grognasse à l’encolure cernée de gris. Il ne sent même plus sa propre haleine, fétide, irrespirable. Il s’habitue à baisser. Epouse la pente. La précède, qui sait ? » (p96)

Souffle qui ne manque pas à l’impressionnant Bienveillantes, de Jonathan Littell : j’en ai repris ma lecture, que j’avais laissée à la page 450, et que j’ai poussée jusqu’à la 600ème. Le narrateur a quitté la France, après avoir commis quelques crimes supplémentaires, et pris la direction d’Auschwitz. Je suis toujours estomaqué par la fluidité de cette œuvre, pourtant massive, par la beauté de nombreuses pages, et par son incroyable liberté de ton.

Je persiste à croire que certains passages, tirés hors de leur contexte romanesque, vaudraient à l’auteur des poursuites judiciaires, et de sévères inimitiés dans le monde intellectuel. Que pensez-vous par exemple de la digression qui suit ? Je n’ose même pas réfléchir à ce que nous suggère l’auteur, de peur de mettre les pieds dans des débats sulfureux, qui me dépasseraient sans doute…

C’est un Nazi qui s’exprime – il fait paradoxalement l’éloge des Juifs :

« Les Juifs son les premiers vrais nationaux-socialistes, depuis près de six mille ans déjà, depuis que Moïse leur a donné une Loi pour les séparer à jamais des autres peuples. Toutes nos grandes idées viennent des Juifs, et nous devons avoir la lucidité de le reconnaître : la Terre comme promesse et comme accomplissement, la notion du peuple choisi entre tous, les concept de la pureté du sang. C’est pour cela que les Grecs, abâtardis, démocrates, voyageurs, cosmopolites, les haïssaient tant, et c’est pour cela qu’ils ont d’abord essayé de les détruire, puis, par le biais de Paul, de corrompre leur religion de l’intérieur, en la détachant du sol et du sang, en la rendant catholique, c’est-à-dire universelle, en supprimant toutes les lois qui servaient de barrière pour maintenir la pureté du sang juif : les interdits alimentaires, la circoncision. Et c’est donc pour cela que les Juifs sont, de tous nos ennemis, les pires de tous, les plus dangereux ; les seuls qui valent vraiment la peine d’être haïs. Ce sont nos seuls vrais concurrents, en fait. Nos seuls rivaux sérieux. Les Russes sont faibles, une horde privée de centre malgré les tentatives de ce Géorgien arrogant de leur imposer un « national-communisme ». » (p420)

lundi 19 novembre 2007

La vie est dure !



Coup dur avec ce blog qui me sucre, sans prévenir, tous les commentaires accumulés depuis plus d'un an !

3 perles pour se remonter le moral :

1) Une personne qui pousse un coup de gueule contre L'Elégance du Hérisson, de Muriel Barbery (parfait exemple de long seller, avec plus de ventes accumulées depuis un an que Les Bienveillantes itself - la barre des 500 000 est largement dépassée):

- Moi je lis pas des romans pour qu'on me refourgue l'intégralité de mon cours de philo de terminale !

2) Ma nouvelle dentiste a bien failli s'appeler Madame Mazeaud, mais j'ai finalement renoncé...

3) Mon nouveau conseiller bancaire, lui, s'appelle Monsieur Baratin.

vendredi 16 novembre 2007

Reviens, Montaigne, ils sont devenus fous ! (Onfray, Montaigne et Mitterrand)



Dans cette interview de Michel Onfray, plutôt stimulante, l’auteur du Traité d’Athéologie, soutien de Besancenot à la dernière présidentielle, nous livre son opinion sur Mitterrand : attention, nous dit-il en substance, il aurait fallu se méfier de cet homme qui se prétendait de gauche… Au début de son premier mandat, il s’est fait photographier par Gisèle Freund (une Juive, alors qu’il était antisémite, nous rappelle Onfray) avec à la main les fameux Essais de Montaigne. Cela aurait dû nous mettre la puce à l’oreille ! Car Montaigne n’est rien moins qu’un adversaire de la « nouvelleté » (mot du XVIième pour « nouveauté »), et donc un réactionnaire, dixit Onfray.

C’est un peu vite juger l’un des auteurs les plus merveilleux de la langue française. Ce qui m’a frappé dans l’interview de Onfray, c’est que je me rappelle très bien la page à laquelle il fait référence, et qui m’avait ébloui lorsque je l’avais lue, il y a quelques années maintenant. Je m’étais parfaitement reconnu dans le propos de Montaigne…

Il ne m’avait pas semblé opposé à la « nouvelleté », il voulait plutôt faire preuve de la plus grande prudence en matière de politique. Et c’était parfaitement normal, en cette période d’impitoyables guerres de religion (Montaigne, dans son château bordelais, en avait senti passer le souffle).

Il est vrai que Montaigne passe pour un conservateur, mais le terme de « réactionnaire » me paraît excessif, du moins ne pas correspondre à la finesse, à la beauté, à l’incroyable richesse d’expérience et de pensée que représente chaque texte de Montaigne. Comment réduire son œuvre à cette notion politique extrêmement péjorative, qui prend de plus un sens très particulier depuis plus de deux siècles maintenant, hantés par les débats continus sur le bien fondé de la Révolution Française ?

Montaigne nous mettait en garde contre le génie de certains systèmes qui paraissaient sublimes sur le papier, mais dont rien ne garantissait la viabilité (le meilleur exemple en étant la République de Platon). Au contraire, la moindre association de forbans, de filous, d’hommes apparemment ignares, prendra la forme que lui dictera la nature, et fonctionnera bon an mal an…

Il y a sans doute un brin de provocation dans ce genre de propos. Mais une délicatesse, aussi, une prudence pleine d’amour pour la vie. Cela ne peut que réjouir l’esprit de contradiction que je sens palpiter en moi, mais également le réformiste modéré que je suis décidément en matière politique.

Je m’étonne d’ailleurs qu’après un XXème siècle si riche en révolutions de tous bords, ayant toutes abouti à des massacres, la prudence joyeuse de Montaigne ne soit pas davantage à l’ordre du jour (n’a-t-elle pas des points communs avec l’éthique d’un Camus dont Onfray nous a pourtant récemment fait l’éloge ?)

Lisez plutôt ce passage (attention, il s’agit d’un français nettement vieilli, mais d’autant plus savoureux…), qu’on devrait faire apprendre par cœur à toutes les classes de français :

« Enfin je vois pas nostre exemple que la societe des hommes se tient et se coust, à quelque pris que ce soit. En quelque assiette qu’on les couche, ils s’appilent et se rengent et s’entassant, comme des corps mal unis qu’on empoche sans ordre trouvent d’eux mesme la façon de se joindre et s’emplacer sans ordre trouvent d’eux mesme la façon de se joindre et s’emplacer les uns parmy les autres, souvent mieux que l’art ne les eust sçeu disposer. (…)

La necessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix ; car il en a esté d’aussi farouches qu’aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps avec autant de santé et longueur de vie que celles de Platon et Aristote sçauroyent faire. » (Essais, Montaigne, Livre III, Chapitre IX)

Amen !

mercredi 14 novembre 2007

Tu me casses les dents, putain !

1) Un cours sur les Haïkus, ces courts poèmes japonaises de trois vers.
J'écris au tableau l'un des plus fameux (le plus mystérieux, d'ailleurs, et pas le plus beau à mon goût):

"Rosée du monde
Monde de rosée -
Et pourtant..."


Un élève me demande:
- Il était alcoolique, Monsieur, l'auteur ?
- Eh, non ! C'est LA rosée, pas LE rosé !

2) Haïkus, toujours. J'explique que les poètes japonais méditaient longuement lors de leurs errances dans la campagne, ou la montagne... Je plaisante en affirmant qu'ils méditaient parfois douze ans avant d'écrire un de leurs poèmes.
- Vous imaginez, Monsieur, si on nous laissait douze ans, à nous, pour passer le bac ?

3) Dans le métro parisien, en soirée: un clochard ivre mort interpelle un colleur d'affiches qui l'a dérangé dans son sommeil:
- Eh, putain, tu me casses les couilles ! Putain c'est vrai ça tu me casses les couilles ! T'as compris ? Tu me casses les couilles ! Et j'ai mal aux dents putain !

jeudi 8 novembre 2007

Coup de massue : Lunar Park (Bret Easton Ellis, Pocket 2007)



Lunar Park (le dernier roman de Bret Easton Ellis) s’ouvre par un chapitre magistral, intitulé « Les Débuts » : le narrateur, qui semble se confondre avec l’auteur, décrit le succès foudroyant qu'il a rencontré dès son premier roman, l’impressionnant Moins que Zéro (brillante succession de scénettes trash chez les étudiants friqués de Californie), sa plongée dans la drogue et la débauche.

L’effet de réel est saisissant. Bret maîtrise toutes les ficelles du burlesque et d’une sorte de suspense existentiel. Résultat tellement flamboyant, même, dans la défonce et le délire, qu’on se demande si tout est vraiment vrai.

Le doute se confirme lorsque la suite du roman bascule dans un genre nouveau pour Ellis, le fantastique, mâtiné de chronique familiale, par ailleurs très drôle (Ellis excelle dans la description des tourments d’un père de famille complètement dépassé par les événements).

Le narrateur voit en effet sa vie basculer dans l’horreur, les événements inexpliqués se multipliant autour de lui. Effet de la drogue ? Retour du refoulé ? Vengeance de ses propres personnages ?

L’effet de surprise dure deux cents pages, et puis Bret se casse les dents dans ce nouveau genre : il n’arrive pas à la cheville de Stephen King ! Non seulement le suspense s’essouffle, mais certains développements sont même franchement tartes…

Il aurait presque fallu publier séparément les chapitres 1 et 4 (ce dernier poursuivant la veine sexuelle et « droguesque » du premier, en proposant les bases d’un roman pornographique écrit par le narrateur : autre grand moment d’anthologie). A moins que je n’aie rien compris à la subtilité des trois cents pages suivantes. J’étais pourtant parti conquis ! Etrange livre hybride, au final… A la fois le meilleur d’Ellis, et son plus raté.

Extrait (dans les bonnes pages) :

« Et puis il y avait des effets secondaires plus graves, du fait de se droguer pendant une tournée longue et épuisante : la crise cardiaque à Raleigh-Durham et le coma quasi mortel à St. Louis. Très vite, Terence s’en est foutu complètement (« Mec, tu veux de la dope, prends de la dope », me disait Terence avec une certaine lassitude dans la voix, en tortillant ses dreadlocks du bout du doigt. « Terence veut pas savoir. Terence ? Fatigué, mec ») et donc je m’en enfilais toutes les dix minutes pendant les interviews dans un bar d’hôtel à Cincinnati, tout en avalant des doubles Cosmopolitan à deux heures de l’après-midi. » (p38)

mercredi 7 novembre 2007

Spéciale cour de récréation (et cour du Louvre)

1) Un élève me voit arriver avec mon manteau d’hiver :
- Ouah, Monsieur, un G-STAR ! Ça rigole plus !

2) Je traverse la cour pour me diriger d’un pas alerte vers la salle des profs. Un petit groupe de filles (dont une surveillante ?), assis sur un banc, commente à voix haute mon passage :
- Putain, mais c’est qui ça ?
- Ça doit être un prof !
- Tu trouves pas qu’il ressemble à l’acteur ?
- Lequel ?
- Bah tu sais, l’autre, là, tu sais bien !
- Qui ça putain ? L’acteur porno ?
- Mais non ! T’es trop conne ! L’autre, là… Tu sais, celui qui a une tête bizarre !

3) Une sortie au Louvre avec une classe. Pendant l’heure libre, pendant laquelle les élèves peuvent déambuler dans les couloirs, j’aperçois un groupe agglutiné à une fenêtre : dans la petite cour du Louvre, des ouvriers sont en train de monter des échaffaudages.
- Qu’est-ce que vous faites ?
- Rien, M’sieur… On regarde les Portugais…

mercredi 31 octobre 2007

Spéciale Mamies avec leurs chiens



Vacances obligent, pause dans les perles de cours.

Je vous propose une Spéciale Mamies avec leurs chiens:

1) Dialogue entre deux petites vieilles qui se rencontrent à une terrasse et comparent leurs chiens :
- Vous en êtes contente, de votre chien ?
- Oh oui alors ! Moi vous savez, je n'aime pas trop les chats.
- Ah bon ?
- Oh non ! Qu'est-ce que vous voulez faire avec un chat ? Le chien, c'est bien, avec un chien vous pouvez faire connaissance avec d'autres gens, mais un chat, franchement, vous avez déjà fait connaissance avec quelqu'un grâce à un chat ?

2) Une personne qui présente son caniche:
"Ah, celui-ci, il nous en a fait du bonheur !"

3) Une personne qui ferme la porte de sa chambre, le caniche grattant contre la paroi comme un fou :
"Si je ferme la porte, vous savez, c'est qu'il entend le bruit des voitures et ça le rend fou, complètement fou. Ca l'excite, les voitures ! Si vous saviez ! Dans la rue, il perd complètement la tête ! Il pisse partout, il chie partout, il saute sur tout ce qui bouge ! Ah ça oui, les voitures, ça l'excite !"

Cette histoire d'excitation mécanique m'a fait penser au chef-d'oeuvre de JG Ballard, Crash, qui met en scène des individus fantasmant des accidents de voiture et que ça fait jouir.

J'ai considéré ce caniche d'un oeil nouveau.

mardi 30 octobre 2007

Piégé dans sa tête / Piégé dans son corps (Claire Fercak / Fabrice Pataut)



Rentrée Littéraire 2007 (10)

Dans Le Rideau de Verre de Claire Fercak (Un premier roman chez Verticales, août 2007), la narratrice souffre d’une maladie neurologique qui l’enferme dans une perception particulière des choses, douloureusement sensible et régulièrement bouleversée par les sursauts de la pathologie. En butte à l’incompréhension de certains proches, notamment de son père, le langage de la jeune femme se morcelle, s’éparpille, se fait tour à tour précis et poétique. La grammaire en est chamboulée, comme lorsque s’incrustent dans la phrase d’autres fractions de phrases en italique. La douleur est palpable et poignante.

« Dans l’existence du père, certes, des formations lacunaires, des repères ratés et des motifs vengeurs. Des fondements douloureux à expier. Des circonstances atténuantes pour favoriser le pardon, justifier un comportement indigne, je ne l’ai pas mieux compris. Mon esprit verrouillé refuse de s’y faire, l’assimiler. Tombant sur ma poitrine, ses larmes ma bienveillance tarie ne feraient pas fondre la glace. Je peine à comprendre car je n’accepte pas. » (p83)

Le narrateur du roman de Fabrice Pataut (auteur de trois précédents livres, dont deux romans, chez Buchet/Chastel), dans En haut des marches (Seuil, mars 2007) parle de manière plus paisible. C’est qu’il a changé de peau : Antoine s’appelle maintenant Dorine, et revient trente ans plus tard sur les lieux des événements qui auront décidé de tout. Atmosphère feutrée, douceur des phrases, sentiments et sensations par petites touches sensibles, il n’y a sans doute pas moins de douleur exprimée que dans Le Rideau de Verre. Mais le choix narratif est inverse, sans doute parce que la voix prend la parole après la libération, et ne se sent plus piégée nulle part.

Les dernières pages, avec leur impressionnante sérénité, leur manière de s’attacher à des détails apparemment anodins, me font d’ailleurs penser à l’ouverture d’Azima… Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur le plaisir, pour un auteur homme, à choisir un personnage de femme pour y investir toute la douceur dont il est capable.

« 17 août. Anniversaire de Stéphane. C’est une magnifique diversion, une manière festive de tout passer sous silence. Ma mère adore cette fête obligatoire placée au milieu des grandes vacances, sans amis, en petit comité. Stéphane est tout à elle, comme à l’insu du monde. On invite simplement le gosse du coin qu’il retrouve parfois à la plage ou au marché, un morveux qui fouine partout et se tient à table comme un cochon. » (p75)