La littérature sous caféine


mercredi 20 février 2008

"La joyeuse insolence d'un jour" (Javier Cercas, A la vitesse de la lumière)

En commençant ce blog, j'ai eu peur d'épuiser très vite le stock des livres à chroniquer, mais c'est exactement l'inverse qui se produit... De chaque côté de mon ordinateur deux, puis trois, puis quatre piles de livres se font menaçantes - ceux que je viens de lire et dont j'aimerais ne serait-ce que dire un mot (sans compter les piles, encore plus grandes, de tous ceux que je commence à lire et qui n'en valent pas la peine).

(Outre le problème du temps pour essayer de rendre compte d'un minimum de lectures, il y a le problème du budget consacré aux livres (si mes calculs sont bons, ces derniers mois je n'ai pas acheté moins d'un livre par jour en moyenne) et celui de la place (je vais bien devoir me débarrasser de quelques kilos).

Dans cette masse effrayante, il y a parfois de singulières pépites qui se détachent, et nul doute que le roman de Javier Cercas, A la vitesse de la lumière (Babel, janv 2008), aura été l'une d'elles au cours de l'année 2007-2008: une prose fluide, précise, souvent belle, pour cette histoire émouvante d'une amitié entre un romancier espagnol bientôt submergé par le succès, et un vétéran du Vietnâm traumatisé par ce qu'il a commis (les événements les lieront de façon dramatique, comme il se doit).

Le thème n'est que moyennement tentant, et les cinquante premières pages un peu longuettes, mais bientôt c'est la force du récit qui vous happe et la succession de réflexions tour à tour brillantes et touchantes. Du bel ouvrage, parfaitement maîtrisé.

"Bien des années plus tôt, Rodney m'avait prévenu et, même si j'avais interprété alors ses paroles comme l'inévitable sécrétion moralisatrice d'un perdant imbibé de l'écoeurante mythologie de l'échec qui gouverne un pays obsédé jusqu'à l'hystérie par le succès, j'aurais au moins dû prévoir que personne n'est vacciné contre le succès et que ce n'est qu'au moment de l'affronter qu'on comprend que c'est non seulement un malentendu et la joyeuse insolence d'un jour, mais que ce malentendu et cette insolence sont humiliants." (p186)

Profitons du fait que le narrateur de ce roman se laisse souvent bercer par la musique de Van Morrison pour glisser ici-même l'un des plus grands tubes de ce grand artiste de rythme and blues (mâtinée de pop et de rock), trop méconnu à mon goût, et que j'ai découvert grâce à un duo avec M.Knopfler :

jeudi 14 février 2008

N'avons-nous d'amour véritable que pour nos enfants ? (Alexandre Lacroix, De la supériorité des femmes)



Il y a peut-être cinq ans, Alexandre Lacroix, maintenant rédacteur en chef du magazine à succès Philosophie Magazine, me disait : "C'est marrant, tu écris surtout sur les rapports hommes-femmes... Moi, ce n'est pas quelque chose qui m'obsède." Aujourd'hui, c'est un roman qu'il publie chez Flammarion, De la supériorité des femmes ("Et de leurs conséquences tragiques", précise le bandeau), explicitement consacré à la chose - plus précisément, la séparation difficile entre le narrateur et une dénommée Mathilde, quelques années après la naissance de leur fils. A croire qu'on en revienne toujours, à son corps défendant, à ces questions relatives au couple, à l'amour, à la sexualité...

"Il y a un côté commercial dans l'amour. L'acte sexuel ressemble à une négociation. Le but ? Atteindre un record qui ne lève aucune des deux parties. D'ailleurs, cette dimension se révèle progressivement. Les accords tarifaires arrivent assez tard dans l'évolution d'un couple. Si je te suce, tu vas en faire autant. Si tu te prêtes au 69 - que tu n'apprécies pas -, tu pourras en échange me griffer. Si tu jouis la première, tu me laisses finir quand même. Si je te lècge les orteils, tu m'autorises à te fourrer trois doigts dans la chatte. Si tu avales mon sperme, je te ferai ensuite un long câlin immobile et tendre. Chaque couple aguerri possède ses conventions tacites, son jeu subtil de poids et de mesures." (p79)

Dans ce roman cru, volontiers provocant, parfois désinvolte, et à propos duquel la presse est partagée (Le Figaro a dit de lui qu'il "bandait mou", mais le Nouvel Obs s'est avoué séduit), ce sont les pages consacrées au rapport du narrateur avec son fils qui m'ont le plus intéressé - on y sent une tendresse qui semble avoir déserté le terrain des relations conjugales (du moins dans les pages qui nous sont données à lire...)

"J'attrape un roseau cassé pour Julien. "Tiens, ça peut te faire une épée..." Tout à coup, je perçois un vrombissement dans notre dos. Un canot à moteur, avec un couple à bord, arrive à notre hauteur. Ca y est, ils m'ont vu. Ils ont l'air étonné, pour peu qu'on puisse deviner l'expression de leurs visages malgré leur larges lunettes de soleil (ndr: le narrateur est nu). L'homme hoche le menton avec réprobation, la femme me fixe. Déjà, ils s'éloignent.
Pourquoi j'éprouve, à être surpris en flagrant délit de nudité avec mon fils, un vague sentiment d'indignité ?"
(p125)

mercredi 13 février 2008

Spéciale téléphones portables



1) Un homme dans un bar, bière à la main, décrochant son portable d'un air inquiet :
"Qui êtes-vous, Monsieur ? Qui êtes-vous ? Voulez-vous me dire qui vous êtes ? Je vous demande de ne plus m'appeler, Monsieur ! Qui êtes-vous ? Ne m'appelez plus, je vous demande de ne plus m'appeler !"
Il raccroche, l'air toujours aussi inquiet, et replonge ses lèvres dans la bière.

2) Un homme en colère, sur un trottoir, hurlant dans son portable :
"On m'a pas comme ça, moi ! Je suis pas con, moi ! Je te jure, je suis pas con ! Alors c'est pas comme ça qu'on peut m'arnaquer ! Promis, je suis pas con, ça jamais ! Le jour où on m'arnaquera, putain !... Parce que moi, je suis pas con putain !..."

3) Dans le métro, cinq jeunes qui parlent vivement, et très fort :
"Putain, le plus lourd quand on te braque, c'est pas les coups !... J'te jure, ça les coups tu les oublies, tu sais, ça te fait des bleus et ça te fait mal, mais après tu vois la douleur elle passe, deux jours après tu sens plus rien !... Ouais c'est sûr !... Mais le plus chiant, c'est le portable qu'on te pique... Alors là ouais, ça c'est chiant putain ! Parce que tu le retrouves pas putain ton portable, les bâtards ! Les coups, tu les oublies, mais ton portable tu l'oublies pas les bâtards..." (Rires sonores des autres, excitation)

jeudi 7 février 2008

La vulgarité se perd

1) J’ai vu, de mes yeux vu, non loin de Beaubourg, deux petits vieux considérer le plus sérieusement du monde une cuvette de chiottes déposée contre un arbre. L’un des deux l’a fièrement prise sous le bras, s’éloignant d’un pas tranquille…

2) Dictant un cours sur le théâtre, je vois que ma fiche annonce une sous-partie intitulée « Le Nœud » (après une première sous-partie sur l’exposition d’une pièce de théâtre). Je m’inquiète des rires gras qui ne manqueront pas de fuser à cette occasion, et je me creuse la tête pour désespérément trouver un synonyme. C’est la mort dans l’âme que je finis par inscrire au tableau :

LE NŒUD.

Pas de réactions cependant… Le vocabulaire salace n’est décidément plus ce qu’il était.

3) Correction de copies sur le théâtre, encore. Une question portait sur les différents types de comiques. J’attendais des réponses du genre : « Comique de situation, comique de caractère, comique de gestes… » Une copie s’est montrée particulièrement créative : « Comique de frappe, comique drôle, comique de jeu… »

mercredi 6 février 2008

Les outils pour le dégraissage (Modiano, Villa Triste)



Un ami lance sur le comptoir, furax, un exemplaire du dernier roman de Modiano, Le Café de la Jeunesse Perdue (Gallimard, 2007):

"C'est incroyable, ce type ! La presse lui tresse des lauriers, tout le monde crie au génie, les lecteurs se pressent par centaines de milliers, tout ça pour quoi ? Pour une prose qui sent la naphtaline, pour des histoires chiantes à mourir, pour des romans qui ne contiennent rien, rien, RIEN !... Qu'a-t-il donc de si particulier ? "

Je l'écoute d'une oreille attentive et je pense au livre que je porte justement dans la poche, un roman de Modiano sorti chez Folio, Villa Triste, dont je me souviens de l'adaptation cinématographique avec l'impayable Marielle. En ce moment je me consacre corps et âme au "dégraissage" d'un roman (d'où les relatives friches de ce blog depuis quelques jours...), c'est-à-dire à l'élimination des paragraphes longuets, des phrases inutiles. Il est d'ailleurs toujours difficile, dans cette phase d'écriture, de trouver le juste milieu entre style et fluidité, clarté et densité. Comment proposer des textes à la fois plein d'allant, et pourtant relativement écrits ?

Pour cela j'essaye toujours de m'inspirer de belles plumes, et celle de Modiano fait parfaitement l'affaire dans Villa Triste: l'intrigue s'épuise assez vite, mais la description de cette atmosphère étrange et chic, sur un lac près de la Suisse, avec des personnages en fuite ou en recherche d'eux-même, est un plaisir.

"Elle marchait vers notre table, une écharpe verte en mousseline nouée autour du cou. Elle me souriait et ne me quittait pas des yeux. Quelque chose se dilatait du côté gauche de ma poitrine, et j'ai décidé que ce jour était le plus beau jour de ma vie." (p31)

vendredi 1 février 2008

Les répliques qui tuent

1) Dans le film d'Ozon, Swimming Pool (variation contemporaine sur la Piscine, avec Alain Delon ?), l'éditeur de l'auteur de thrillers incarné par Charlotte Rampling lance à celle-ci :

"Les Prix Littéraires, c'est comme les hémorroïdes : n'importe quel trou du cul finit par en avoir..."

2) Un couple d'une soixantaine d'années, se tenant la main et marchant d'un pas vif dans la rue, parlant haut et fort.

La femme : "C'est une salope ta copine, je te dis ! C'est une salope, c'est une salope !"
L'homme : "Oui, c'est vrai, c'est une salope ! Mais bon, elle est sympa quand même..."

3) Dans un bar, deux hommes discutent. L'un des deux s'emballe:
- Tu vois, l'intelligence, c'est un outil, en fait... Tu en fais ce que tu veux... C'est comme un marteau, tu vois... Un marteau, tu peux faire plein de trucs avec !... Tu peux construire une maison... Tu peux aussi taper sur la tête de ton voisin !...
- Tu peux aussi... euh... te le foutre dans le cul ?...
- Euh, oui, par exemple...

Clip de la semaine : le dernier clip de Prince, sur un titre extrait de son dernier album, Planet Earth. De la disco-pop parfaitement calibrée pour les ondes (ce qui est devenu rare, chez le Nain Pourpre), et singulièrement efficace :

lundi 28 janvier 2008

Paranoïa made in USA (Hubert Selby Jr. / Philip Roth)



Il est frappant de voir à quel point la littérature américaine est traversée par le thème de la paranoïa. Les deux derniers romans américains que j’ai lus sont hantés par des ennemis plus ou moins visibles, et par la folie que cette menace provoque chez les protagonistes. C’est particulièrement frappant dans La Geôle, de Hubert Selby Jr., dont j’avais déjà dévoré Le Démon (qu’on pourrait sous-titrer « roman d’un baiseur ») et Last Exit to Brooklyn (« Roman des mamies qui se shootent »).

Il s’agit ici du monologue halluciné d’un homme apparemment arrêté à tort, et qui se morfond en prison jusqu’au procès des policiers… Qui donc est coupable ? Le système est-il monstrueux ? Sommes-nous tous déments ? Hurlements et délires dans une prose particulièrement brutale… On découvre un Kafka sous amphétamines, en plus douloureux encore et plus terre à terre.

« …mais attendez seulement que vienne mon grand jour au tribulal. Jeleur tricoterai les nefs à ces salauds. Jeles ferai comparaître et jeles réduirai en miettes. Jeles montrerai tels qu’ils sont : de vrais singes. Je les crucifierai les salauds. Jen’aurai pas besoin d’un putain d’avocat pour m’aider à les écraser. Jeferai ça tout seul. Quand je leur aurai réglé leur compte ils maudiront leur mère pour les avoir mis au monde, ces vilaines pédales. Le putain de procureur et le juge pourront bien manipuler toute la merdouille de procédure qui leur plaira. Je m’en fous. Jeneveux qu’une chose : les amener à la barre. C’est tout. Laissez-moi seulement les obliger à déposer et jeles punirai ces pinnespuantes. Jeleur montreraiqui est coupable à ces culs pourris. » (La Geôle, p 166)

Quant à l’avant-dernier opus de Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique (Folio, 2007), c’est la paranoïa du Juif qu’il met en scène : Roth imagine quel aurait été le sort des Juifs américains si Lindberg, pilote mythique et notoire antisémite, était parvenu à la Présidence en 1940 à la place de Roosevelt. J’ai hésité à me plonger dans ce roman, car à vrai dire je ne voyais pas vraiment l’intérêt de cette politique fiction...

Cela aurait été sans compter l’étonnant talent de ce type : dès les toutes premières pages on est happé par le réalisme étourdissant de sa fiction, et la démonstration devient passionnante. C’est une vie fragile qu’on découvre, celle de familles entières que l’Histoire aurait pu menacer. L’émotion naît de l'infime décalage avec le réel, et du fantasme de basculement dans l’horreur. Je ne me voyais lire qu’une cinquantaine de pages de ce livre, je vais être bien obligé de le finir…

jeudi 24 janvier 2008

Souffler sa peine (Poèmes d'élèves, suite et fin)



Dernière salve de poèmes d'élèves: j'en présente ici trois, parmi les meilleurs, et je publierai les autres dans les commentaires de ce billet, pour ne pas prendre trop de place sur ce blog...

1) Souvenirs défunts

Les rayons de soleil percent la brume / Froide d'automne, baigne une amertume. / Dans la rue personne, pas même ceux / Qui dansaient autrefois; dehors il pleut.

Et puis l'horloge du clocher sonna / L'heure où ton doux sourire s'effaça. / L'espoir fait vivre, m'avait-on dit; / Ce jour-là, m'aurait-on encore menti ?

Mon paradis s'est enfui sous la terre / Le soir où cette nouvelle au goût amer / Eut assombri ces souvenirs... défunts.

Ton coeur battait, mais c'est déjà la fin, / Silence interminable entre toi et nous. / Dehors il pleut, comme sur mes joues.

Anonyme, 2AA

2) Alice au pays des merveilles

Parce que ma tête est malade, elle me joue des tours, / Rêve classé anormal, puis un mauvais détour. / Me voilà chez Alice, une belle brune et ses yeux noirs, / La dame de coeur dans mon jeu et une lueur d'espoir.

Je relance la mise, elle va enfin se coucher, / Mais la peur d'un recul va me faire avancer. / Dans le noir alors, la souffrance crie et se débat, / Puis reste seule sur le lit, vulgaire pantin de bois.

Alice oublie mais perd de sa belle innocence, / Elle sort la nuit avec ce qu'elle a d'insolence, / Elle prend tout ce qu'il faut pour planer, sans trop y croire, / Et planifie déjà sa fin entre deux trottoirs.

Parce que ma tête est malade, elle me joue des tours, / J'ai vu ma reine de coeur dans le journal du jour, / Que j'ai acheté avec des roses et des jasmins, / Ce soir je vais chez Angélique, je sais qu'elle m'aime bien...

Aude Peyssou, 2AA

3) Le vieillard

Il s'est assis sur le banc / A l'ombre du marronier / Comme il le fait depuis des années / Le vieillard au chapeau blanc.

Son ami de tous les jours / N'étant plus au rendez-vous, / Il est seul, la tristesse l'envahit... / Qui pourra le comprendre ?

Son regard vide et absent / Fixe sans cesse l'horizon / Devinant sa fin qui est proche, / Il baisse la tête calmement.

Les jours défilent à toute vitesse / Son corps fatigué a cessé de lutter, / Gouttant la vie un dernier instant / Il souflle sa peine.

Nina Fayard, 2AA.