Dans cette interview de Michel Onfray, plutôt stimulante, l’auteur du Traité d’Athéologie, soutien de Besancenot à la dernière présidentielle, nous livre son opinion sur Mitterrand : attention, nous dit-il en substance, il aurait fallu se méfier de cet homme qui se prétendait de gauche… Au début de son premier mandat, il s’est fait photographier par Gisèle Freund (une Juive, alors qu’il était antisémite, nous rappelle Onfray) avec à la main les fameux Essais de Montaigne. Cela aurait dû nous mettre la puce à l’oreille ! Car Montaigne n’est rien moins qu’un adversaire de la « nouvelleté » (mot du XVIième pour « nouveauté »), et donc un réactionnaire, dixit Onfray.

C’est un peu vite juger l’un des auteurs les plus merveilleux de la langue française. Ce qui m’a frappé dans l’interview de Onfray, c’est que je me rappelle très bien la page à laquelle il fait référence, et qui m’avait ébloui lorsque je l’avais lue, il y a quelques années maintenant. Je m’étais parfaitement reconnu dans le propos de Montaigne…

Il ne m’avait pas semblé opposé à la « nouvelleté », il voulait plutôt faire preuve de la plus grande prudence en matière de politique. Et c’était parfaitement normal, en cette période d’impitoyables guerres de religion (Montaigne, dans son château bordelais, en avait senti passer le souffle).

Il est vrai que Montaigne passe pour un conservateur, mais le terme de « réactionnaire » me paraît excessif, du moins ne pas correspondre à la finesse, à la beauté, à l’incroyable richesse d’expérience et de pensée que représente chaque texte de Montaigne. Comment réduire son œuvre à cette notion politique extrêmement péjorative, qui prend de plus un sens très particulier depuis plus de deux siècles maintenant, hantés par les débats continus sur le bien fondé de la Révolution Française ?

Montaigne nous mettait en garde contre le génie de certains systèmes qui paraissaient sublimes sur le papier, mais dont rien ne garantissait la viabilité (le meilleur exemple en étant la République de Platon). Au contraire, la moindre association de forbans, de filous, d’hommes apparemment ignares, prendra la forme que lui dictera la nature, et fonctionnera bon an mal an…

Il y a sans doute un brin de provocation dans ce genre de propos. Mais une délicatesse, aussi, une prudence pleine d’amour pour la vie. Cela ne peut que réjouir l’esprit de contradiction que je sens palpiter en moi, mais également le réformiste modéré que je suis décidément en matière politique.

Je m’étonne d’ailleurs qu’après un XXème siècle si riche en révolutions de tous bords, ayant toutes abouti à des massacres, la prudence joyeuse de Montaigne ne soit pas davantage à l’ordre du jour (n’a-t-elle pas des points communs avec l’éthique d’un Camus dont Onfray nous a pourtant récemment fait l’éloge ?)

Lisez plutôt ce passage (attention, il s’agit d’un français nettement vieilli, mais d’autant plus savoureux…), qu’on devrait faire apprendre par cœur à toutes les classes de français :

« Enfin je vois pas nostre exemple que la societe des hommes se tient et se coust, à quelque pris que ce soit. En quelque assiette qu’on les couche, ils s’appilent et se rengent et s’entassant, comme des corps mal unis qu’on empoche sans ordre trouvent d’eux mesme la façon de se joindre et s’emplacer sans ordre trouvent d’eux mesme la façon de se joindre et s’emplacer les uns parmy les autres, souvent mieux que l’art ne les eust sçeu disposer. (…)

La necessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix ; car il en a esté d’aussi farouches qu’aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps avec autant de santé et longueur de vie que celles de Platon et Aristote sçauroyent faire. » (Essais, Montaigne, Livre III, Chapitre IX)

Amen !