Bel article de Philippe Petit sur le site de Marianne 2 :

"Le livre s’ouvre sur une phrase d’une étudiante affirmant : « A l’école j’ai perdu l’habitude de réfléchir… ».

Cet aveu pourrait être le fil rouge de cet autoportrait. Un enseignant y découvre que son rôle n’est pas d’enseigner et que les enfants ne vont plus à l’école pour réfléchir. La mission de l’institution scolaire n’est plus de transmettre un savoir, mais de rapiécer le tissu social. « Certains redoutent l’avènement d’un système à deux vitesses. Il me paraît évident qu’il existe déjà » (p. 28). Ce dont nous parle l’auteur, c’est donc bien de ces collèges français relégués, défavorisés, de ces Zones d’Education Prioritaire où le but du professeur est réduit à contenir la violence de sa classe. Dans ce livre biographique, il est question de la honte du professeur qui n’arrive pas à tenir sa classe pourtant intenable, il est question de la mauvaise conscience d’un professeur contraint d’aiguiller tel ou tel dans la filière qui lui correspond, en fonction et en raison des ses handicaps socioculturels. Mais il n’est pas seulement question de la souffrance du corps professoral, puisqu’il est aussi et surtout question de la France et de son Histoire. L’Histoire de France vues par le prisme d’un enseignant, autrefois candide.

« C’est à vingt-neuf ans, débutant comme enseignant, que je me suis posé pour la première fois la question de l’ethnie – tout au moins de l’ethnie en France ». (p. 61). Il est donc aussi question d’un jeune français, un jeune normand nouvellement agrégé, qui découvrit qu’il est blanc lorsqu’il débarqua dans un collège de la région parisienne ou 95% de ses élèves ne le sont pas. Et oui, messieurs les Républicains, la couleur de peau, la ségrégation colorée, la color line comme disent les américains, et bien cela se voit. Et cela s’entend comme ce professeur qui entend ses élèves lui dire : « On n’est pas comme vous, M’sieur. On n’est pas Français, nous ». Dans ce livre il est question de collégiens et de lycéens qui sont manifestement « blessés de la race » et d’un professeur qui découvre que le mot « français » qui lui servait autrefois à définir son identité, lui fait aujourd’hui l’effet d’une « coquille vide ».

C’est un livre violent car il y est question de violence, d’une double violence même car la violence quotidienne est redoublée par le silence sur cette violence. Le grand mérite d’Aymeric Patricot est de briser ce silence. Est-ce un mérite ou une nécessité ? Comment en effet survivre sans crier cette violence sans voix ? L’auteur semble nous dire : « ouh… ouh… savez-vous qu’il existe des métiers, à savoir celui de professeur en territoire difficile, où le quotidien est fait d’insulte, de crachat, de coup, d’humiliation, de solitude, de dépression, et de suicide . Savez-vous que le malaise des professeurs n’a d’égale que le silence de l’Institution, l’indifférence cynique des supérieurs hiérarchiques et la détresse des collégiens ? ».

Il n’y a pas que de la colère dans ce livre, il y a aussi de l’admiration. D’une part de l’admiration pour la sincérité des lectures d’adolescents qui découvrent Jean-Baptiste Poquelin ou James Ellroy, ou admiration pour l’authentique talent littéraire de certains de ses élèves qui, quoique nés hors de France, ont épousé sa langue. D’autre part, écrit l’auteur, « j’éprouve une véritable admiration pour les dizaines de milliers de professeurs qui persistent à travailler dans ces endroits-là, parce qu’ils font preuve d’un courage, d’une abnégation, d’une force dont je n’aurais pas été capable » (p. 93).

Aymeric Patricot a en effet quitté le collège unique pour le lycée général qui lui n’est plus unique, et cela par instinct de survie. Cela demande du courage que de dire à voix haute qu’on n’a plus le courage d’aider ces collèges en difficulté, qu’on préfère laisser de coté ces « adolescents invisibles » qui n’auront pas la chance d’accéder au lycée, et cela, car il y va de notre santé. Le lecteur passe lui aussi de la colère à l’admiration. Si ces professeurs pouvaient être admirés par d’autres que des professeurs, si ces professeurs pouvaient ne pas être méprisés par le gouvernement, alors, peut-être, que notre colère s’en trouverait soulagée. Merci à eux donc, ces professeurs en territoire difficile, et merci à Aymeric Patricot de les avoir remerciés.
"